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Contemporary Digital Art

Conservation, dissemination and market access


Claudine Hubert

Claudine Hubert is the General and Artistic Co-director at OBORO, a centre dedicated to the production and dissemination of novel visual and media art works. She curates exhibitions, writes texts to accompany various projects and develops residency programs, conferences and cultural outreach programs at Oboro. She has participated in many representation organizations, such as Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec (RCAAQ), and the Independent Media Arts Alliance, and she sits on the board of Viva Art action. In 2005, she contributed to the foundation of the artist-run centre Third Space Gallery, in Saint John, New Brunswick. She has an BA in art history and another in translation from Université de Montréal, and obtained an MA in translation studies from Concordia University in 2004.



Les mains dans la matière

[English translation not available]



OBORO GOBORO est le nom qui apparaît sur les lettres patentes de l’organisme dont j’assure la direction artistique depuis 2011, connu simplement comme OBORO. Ce nom est né dans le rêve du poète Claude-Marie Caron au début des années 1980, qui l’a offert au jeune couple que formaient les artistes Daniel Dion et Su Schnee pour nommer cette nouvelle galerie qu’ils venaient de fonder à Montréal. Ces derniers avaient passé beaucoup de temps à Vancouver, d’où Su est originaire, et ils voulaient créer un lieu un peu à l’image du Western Front, l’un des premiers centres d’artistes autogérés au Canada dont le mandat est multiple : exposition, production vidéo, performance d’art, édition et maison d’accueil d’une compagnie de danse. Su et Daniel dotaient dès lors Montréal d’un lieu où seraient réunies des pratiques issues de toutes les disciplines, qu’il s’agisse de la vidéo, du dessin, de la peinture ou de la performance. Le mandat d’OBORO, influencé par le mouvement Fluxus ou le concept de « l’art et la vie » de Robert Filliou, était ancré localement avec une vue sur le reste du Canada et sur le monde.

Le nom OBORO est resté, référant également à l’ouroboros – le serpent qui se mord la queue – présent dans de nombreuses mythologies internationales, symbole de régénérescence et de renouveau. OBORO a été fondé avec la conviction que l’expérience artistique transculturelle vivante contribue au mieux-être de l’humanité et à une culture de la paix. Rien de moins! Les fondateurs d’OBORO pratiquaient le bouddhisme, et d’ailleurs OBORO a longtemps été l’enseigne d’un centre de méditation. La pratique de la pleine conscience et de la méditation a toujours nourri la vision du centre et continue de le faire aujourd’hui. L’idée de la culture de la paix est un positionnement politique fort, qui met en valeur les droits de la personne et le bien-être commun. Avec plusieurs autres personnes, Daniel et Su ont travaillé à construire OBORO pendant plus de 25 ans. Daniel est décédé en 2014; Su Schnee vit dorénavant à Vancouver.

Je dois dire d’emblée que je ne parlerai pas tellement d’art numérique en soi. OBORO a toujours soutenu des pratiques issues de toutes les disciplines, mais s’est vu lié de près au médiatique de par la pratique des artistes qui y œuvraient. Au début des années 1990, sous le nom de « Technoboro », un petit groupe d’artistes – notamment Brad Todd, Gisèle Trudel, J. R. Carpenter et Andrew Brouse – commençait à s’intéresser à la programmation, à l’art audio, au coding et à l’art web. En 2004, sous l’impulsion de Daniel Dion et avec le concours de mes collègues Aaron Pollard, Stéphane Claude et Bernard Bilodeau, Technoboro devenait le Laboratoire nouveaux médias tel qu’il existe aujourd’hui, qui comprend un studio de son, un studio de tournage professionnel, des studios à usages multiples, une salle de postproduction image et un vaste parc d’équipements mobiles mis à la disposition des artistes.


Crédit : OBORO, 2012


Crédit : OBORO, 2016


Crédit : OBORO, 2016

Molior m’a invitée à participer à cette table ronde intitulée Réseaux et leviers de l’art contemporain numérique. Je me suis plus particulièrement intéressée au terme « levier ». Bien qu’OBORO ait des salles de diffusion (deux galeries et plusieurs autres lieux pour les activités de nature événementielle), j’ai choisi de parler aujourd’hui des leviers liés plus spécifiquement à la production d’œuvres en art numérique et autres disciplines. J’ai puisé dans nos archives pour vous proposer des cas d’espèce, articulés autour des notions de temps, de corps et de mémoire.

Le temps


Crédit : Josée Brouillard, 2016

Il peut sembler évident de nommer le temps comme levier essentiel à la création d’œuvres de toutes disciplines, et pourtant le temps est une ressource qui se raréfie. L’image propose une vue d’ensemble du corpus Cloud Journal de notre cofondatrice Su Schnee. Il s’agit d’une très petite sélection d’un projet qu’elle a entamé en 1989, où elle dessine chaque jour les nuages tels que vus depuis sa fenêtre. Ce projet marque le passage du temps, bien sûr, mais également la conscience et la présence d’être dans le temps, dans la création.

En 2008, nous recevions l’artiste sonore Nancy Tobin pour une résidence qui devait durer environ trois semaines. Nancy est arrivée avec une valise pleine de jouets.


Crédit : OBORO, 2008

Elle souhaitait explorer les thèmes de la mémoire et de l’enfance en invitant des proches à la rencontrer dans des lieux insolites où elle les enregistrait en train de faire « sonner » le jouet.


Crédit : OBORO, 2008

Après trois semaines d’enregistrements, elle avait tant de matériel qu’elle ressentait le besoin d’avoir plus de temps pour écouter et traiter ces matières. Nous avons trouvé pour elle un petit local peu utilisé, et elle a pu prolonger son séjour de près de trois semaines. Elle errait dans les couloirs à toute heure du jour et de la nuit, et nous accueillait parfois pour écouter ce qu’elle avait fait la veille; son studio était muni d’une table, et je me souviens distinctement l’avoir vue, un jour, installée avec une petite console sous cette table, entourée de couvertures de son. Elle s’était construit une grotte hors du monde et du temps pour mieux travailler.

Cette résidence nous a permis de constater un besoin aigu chez les artistes de notre communauté immédiate, soit la possibilité de s’extraire du monde sans devoir quitter complètement sa vie comme dans le cas de résidences à l’étranger. C’est de cette expérience qu’est né notre programme de Résidences pour artistes locaux, qui vise à offrir à des artistes d’ici du temps, de l’argent, des ressources techniques et humaines et des lieux pour travailler sur des projets qui traînent dans le fond d’un tiroir. Depuis la mise en place de ce programme, nous avons entre autres reçu les artistes Hélène Prévost, Jackie Gallant, Anne-Françoise Jacques et Martine H. Crispo.


Crédit : OBORO, 2013


Crédit : Josée Brouillard, 2016


Crédit : Josée Brouillard, 2015


Crédit : Aaron Pollard, 2013


Crédit : Aaron Pollard, 2013

Je m’attarde quelques instants sur le projet de Martine. Lors de son séjour parmi nous à l’automne 2013, elle a développé L’excitation sonore de Zoé T. autour du concept du son optique – ou du son généré par la lumière – en se basant sur des expérimentations effectuées en Union soviétique dans les années 1930. On parle de leviers, et il va sans dire que les collaborations et les partenariats sont un levier clé dans la mise en valeur des projets artistiques. OBORO entretient de nombreux partenariats, entre autres avec la BIAN, Casteliers et le Festival Accès Asie, pour ne nommer que ceux-là. Ces partenariats naissent souvent de nos rapports immédiats avec les artistes. Ce fut le cas avec Martine H. Crispo. Son projet était si singulier que nous avons approché le Festival Phénoména pour le proposer, et l’année suivante il a été intégré à la programmation. Martine l’a présenté en version performative pour la première fois à cette occasion. L’excitation sonore de Zoé T. a par la suite été montrée dans de nombreux autres lieux et événements. Les artistes sont au cœur des processus d’un centre de production et c’est à travers leur expérience que l’on revoit nos pratiques et approches.


Crédit : OBORO, 2014


Crédit : OBORO, 2014

Le temps, c’est aussi le temps d’apprendre, de faire de la recherche, de développer des idées et de connaître les autres personnes qui sont actives dans la communauté, ce qui se fait beaucoup par le biais des formations professionnelles. À OBORO, nous les envisageons comme des groupes de recherche et des manières de faire de la veille technologique et artistique.


Classe de maître avec Kid Koala, en collaboration avec le Festival Accès Asie. Crédit : Kakim Goh, 2016


Crédit : OBORO, 2014

Le corps


Crédit : OBORO, 2014

À mon arrivée à OBORO, en 2007, Su Schnee m’a prise à part pour me donner de nombreux conseils. L’un de ses refrains préférés était « Feed your artists! An empty stomach leads to an unclear mind. » Aujourd’hui, les activités de groupe sont presque systématiquement organisées autour des repas, ces moments interstices où, au repos, entre un thé chaud et un sandwich, les idées affluent, il y a déclic.


Crédit : OBORO


Crédit : Kakim Goh, 2016


Crédit : OBORO, 2016

On entend souvent que l’artiste peut s’installer seul dans son studio, les outils étant tellement à portée de la main que le centre de production s’avère peu nécessaire. S’il est vrai que nous accueillons de moins en moins d’artistes dans notre petite salle de postproduction image, nous remarquons néanmoins qu’ils et elles ont besoin de repères, d’une communauté, de se réunir dans un lieu chaleureux favorisant l’échange, l’essai et l’erreur.

En novembre 2016, nous recevions sept jeunes artistes autochtones dans le cadre d’un projet avec l’Office national du film. L’objectif était de développer en quatre jours des prototypes de projets en art médiatique qui pourraient être repris par des producteurs éventuels et diffusés à grande échelle. L’un de ces groupes était formé d’Eruoma Awashish, Jani Bellefleur-Kaltush et Meky Ottawa.


Crédit : OBORO, 2016

Elles n’avaient jamais créé ensemble avant et souhaitaient générer leurs propres sons pour la trame sonore de leur prototype. Mon collègue Stéphane Claude, qui œuvre à OBORO depuis presque 20 ans, a développé une approche de « scénographie d’enregistrement » où il encourage les artistes à se servir de leur corps pour arriver à une prise de son unique. Sur l’image, on les voit en action, en train d’inclure dans leur chorégraphie une captation audio du cœur du fœtus d’Eruoma.

La mémoire

Après le temps et les corps, je soutiens que la mémoire est un levier important et générateur. Je propose en amorce une image des modulaires de David Kristian lors d’un concert privé donné à OBORO l’an dernier, dans le cadre d’une formation au secteur audio. Les fils et les lumières pourraient illustrer les mécanismes complexes de la mémoire. La mémoire peut se décliner de nombreuses manières. Je propose ici de l’envisager comme une manière de travailler avec les artistes dans le temps, de connaître l’évolution de leurs pratiques et de les soutenir à différents moments de leurs carrières.


Crédit : Andrea-Jane Cornell, 2015

Parmi les projets importants qu’il a instaurés vers la fin de sa vie, Daniel Dion avait invité Nadia Myre à revenir travailler à OBORO en faisant appel à nos équipements et studios, pour créer une œuvre numérique. Nadia avait développé un grand projet au début des années 2000 à OBORO : celui de perler les pages de la Loi sur les Indiens. Pour ce nouveau projet, nous avons bénéficié du soutien du Conseil des arts du Canada pour une commande d’œuvre. Le projet s’est étalé sur deux années, de 2012 à 2014, pour culminer avec l’exposition qu’elle a intitulée Oraison. Je vous invite à consulter la capsule vidéo que nous avons réalisée dans le cadre de son passage à OBORO.


Crédit : Nadia Myre, 2016

Pendant sa résidence, Nadia avait été invitée à suivre l’atelier audio d’Anne-Françoise Jacques, où elle a appris à se servir d’actuateurs, qu’elle a ensuite intégrés à son exposition pour faire de ses images grand format les surfaces de résonance des récits enregistrés. Elle a choisi des fils audio rouges, laissés très visibles entre les images, évoquant le réseau sanguin.


Crédit : OBORO, 2014


Crédit : Paul Litherland, 2014


Crédit : Paul Litherland, 2014

OBORO compte 11 employés, dont plusieurs sont là depuis plus de 10, 15, voire 30 ans. Cette continuité veille à la préservation de la mémoire des valeurs, des techniques, des approches. Chaque employé a une pratique – qu’elle soit artistique, de la méditation ou du yoga – qui nourrit la vision du centre et la manière dont nous accompagnons les artistes dans la production de leurs œuvres.

J’aime citer Ingrid Bachmann, une artiste qui a été très active à OBORO pendant de nombreuses années, qui disait : « I feel like once you’ve worked here, you’ve been oboroed! »

J’aurais pu choisir de vous parler de nombreux autres leviers de la production : la diversité, l’expérimentation, la décolonisation, la contemplation ou la joie. Peut-être que cet heureux mélange donne quelque chose qui tend vers la paix.

Claudine Hubert © 2016 FDL