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Sylvie Lacerte

9 Evenings et Experiments in Art and Technology

Une lacune à combler dans les chroniques récentes de l’histoire de l’art

Pontus Hultén, The Machine as Seen at the End of the Mechanical Age
Some More Beginnings Cybernetic Serendipity: the Computer and the Arts Raquettes de tennis munies de composants électroniques
Introduction

« L’information présentée au bon moment et au bon endroit peut potentiellement exercer un grand pouvoir. Elle peut modifier le tissu social... L’hypothèse de travail, c’est de réfléchir aux systèmes : la production des systèmes, l’ingérence dans les systèmes actuels et leur dénonciation... Les systèmes peuvent être physiques, biologiques ou sociaux. (1) »

Et pourquoi pas... technologiques!

Lorsque les ingénieurs Billy Klüver et Fred Waldhauer et les artistes Robert Rauschenberg et Robert Whitman fondent Experiments in Art and Technology (EAT) en 1966, ils viennent tout juste de terminer 9 Evenings: Theatre and Engineering, une série de performances qu’ils ont organisée au 69th Regiment Armory de New York auxquelles, dit-on, 10 000 personnes ont assisté (2). Malgré les critiques mitigées, les quatre collaborateurs souhaitent que le mariage art et technologie se poursuive au-delà de l’événement afin de permettre aux artistes d’utiliser des outils technologiques et d’obtenir les conseils qui seraient hors de leur portée sans ce genre de co-entreprise.

Au-delà de l’amitié de Billy Klüver pour son compatriote, conservateur et directeur de musée, Pontus Hulten, le tout débute par sa participation avec Jean Tinguely à la réalisation de sa machine autodestructrice, Hommage à New York, présentée dans le jardin du Museum of Modern Art de New York, le 17 mars 1960. Pendant qu’il réalise Hommage, Tinguely présente Klüver à Robert Rauschenberg, qui a accepté de participer à l’élaboration de cette installation suicidaire avec une œuvre de son cru, intégrée à Hommage, intitulée Money Thrower. Il s'agit d'une boîte remplie de poudre noire (gunpowder) et de douze pièces de un dollar en argent (Silver dollars) qui, à un moment donné durant le processus, a explosé, projetant les pièces de manière chaotique partout dans le jardin (3). Par la suite, Klüver collabore avec Rauschenberg à plusieurs de ses œuvres (Oracle, 1965; Soundings, 1968; Solstice, 1968; etc.), ainsi qu’avec d’autres artistes comme Jasper Johns (Field Painting, 1962; Zone, 1965), la danseuse Yvonne Rainer (At My Body's House, 1964), Andy Warhol (Silver Clouds, 1965-1966), le compositeur John Cage et le chorégraphe Merce Cunningham (Variations V, 1965), et bien d’autres encore.

Si plusieurs considèrent 9 Evenings comme un mariage forcé entre artistes et ingénieurs, l’événement s'avère un terreau fertile pour l’invention de plusieurs outils technologiques jamais utilisés auparavant au théâtre ou lors de performances en direct ou, en fait, dans le domaine commercial. Mentionnons les capteurs sonores cachés dans les manches des raquettes de tennis de la performance de Rauschenberg, Open Score, et qui ont éventuellement mené à l’invention du microphone sans fil. Le TEEM (Theatrical Electronic Environmental Module), un système de contrôle proportionnel à distance, conçu pour contrôler et transmettre mouvements, sons et effets d’éclairage dans toutes les performances, est un autre appareil créé spécifiquement pour 9 Evenings. (4)

Par-dessus tout, EAT devient une organisation de services tentaculaire dont la mission est de faciliter le travail d'artistes, toutes disciplines confondues. Klüver souhaite trouver « de nouveaux moyens d’expression pour les artistes... et de connaître leur position par rapport à une société qui envoie des hommes sur la lune (5). » EAT suscite la création de nombreux « chapitres » aux États-Unis, au Canada, au Japon, en France, en Angleterre et en Inde. Chacun d’eux produit un ensemble d’événements, d’activités, de bulletins et de jumelages entre artistes et industries. Tout cela bien avant que la mondialisation ne devienne un mot clé.

Alors, que s’est-il passé? Pourquoi ce lourd silence sur cette organisation apparemment révolutionnaire qui a aidé à créer des œuvres de plusieurs grands noms par des interactions stimulantes entre artistes et scientifiques?

Malgré la publication de nombreux essais et articles sur les événements produits par EAT lors de leur présentation, seul un petit nombre d’anthologies sur l’art et la technologie mentionnent l'organisation et il ne s’agit que de quelques phrases brèves contenant, en gros, les mêmes renseignements. Mentionnons parmi les ouvrages les plus fouillés sur EAT, Pavilion, un livre écrit par Billy Klüver en collaboration avec la critique d’art Barbara Rose et d’autres auteurs sur les mésaventures de la construction du Pepsi Pavilion à l’exposition universelle d’Osaka en 1970, ainsi qu’une thèse de doctorat descriptive, de Norma Lœwen, sur les activités de EAT, déposée en 1975 (6). Malgré la récente réimpression des articles de Billy Klüver des années 1960 et 1970 dans un petit nombre de publications (7) et la parution de nouveaux textes de Klüver avec Julie Martin dans diverses anthologies, catalogues ou revues (8), aucune analyse approfondie et contextuelle de ce phénomène n’a jamais été entreprise, soit dans des évaluations consacrées à l’art des années 1960 et 1970 ou dans un ouvrage en soi (9).

Dans la revue de littérature, j’ai trouvé des erreurs factuelles où l’on établit, par exemple, des liens entre EAT et l’Art & Technology Program (A&T) créé par Maurice Tuchman au Los Angeles County Museum of Art (LACMA) en 1967. Certains considèrent EAT comme un volet de ce programme, alors que d’autres affirment que 9 Evenings était présenté sous le parrainage de EAT alors qu'au contraire, la création de EAT découle directement de 9 Evenings. En fait, pour la petite histoire, le soir de la fondation de EAT fut surnommé « la 10e soirée » par Fred Waldhauer. Mais la bourde la plus éclatante, et de loin, est celle-ci : « Avec le Brooklyn Museum et le Museum of Modern Art (MoMA), l’EAT a organisé en 1968 une exposition intitulée Some New Beginnings  (10) (...) La même année est inaugurée l’exposition The Machine as Seen at the End of the Mechanical Age. La plus intéressante et la plus spectaculaire des machines est sans aucun doute l’Hommage à New York de Jean Tinguely. (11) » C’est assez troublant, en effet, compte tenu du fait qu’il est connu et établi que la présentation de The Machine au MoMA eut lieu en même temps que Some More Beginnings au BMA. Ce dernier événement était une vitrine pour tous les projets d’équipe artistes/ingénieurs présentés dans un concours lancé par EAT et dont les travaux des dix lauréats furent exposés dans The Machine. Il va sans dire qu’il n’est pas nécessaire de commenter la participation présumée de Tinguely dans l’une ou l’autre de ces expositions.

Sylvie Lacerte © 2005 FDL

(1) Jeanne Siegel, « An Interview with Hans Haacke », Arts Magazine 45, no 7 (May 1971) tel que cité par Lucy R. Lippard dans Six Years: The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972..., Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1973, nouv. éd. révisée et annotée par l’auteure, 1997, p. xiii. et 21.

(2) Au départ, c’est un festival d’art et de technologie de Stockholm en Suède qui devait accueillir l’événement, mais il est annulé en raison de nombreux problèmes financiers. Klüver et Rauschenberg décident néanmoins de présenter cette entreprise risquée à New York. Simone Whitman, alors l'épouse de Robert Whitman réussit à obtenir l’Armory comme lieu de présentation de 9 Evenings grâce à ses relations politiques.

(3) La monnaie ne fut jamais retrouvée. Mary Lynn Kotz, Rauschenberg/Art and Life (new edition), New York, Harry N. Abrams, 2004, p. 128.

(4) Malheureusement, le contrôle du système d’éclairage d’Open Score n’a pas fonctionné comme prévu et il a fallu éteindre les lumières manuellement, alors que le contrôle sonore fonctionnait parfaitement.

(5) 9 Evenings : Theatre and Engineering (manuscrit) / Harriet DeLong : Experiments in Art and Technology. - 1966-1967 (1972-1973). Box 2. Experiments in Art and Technology. Records, 1966-1993, Research Library, The Getty Research Institute, Los Angeles, California (940003).

(6) Loewen, Norma, Experiments in art and technology: a descriptive history of the organization, New York, New York University, 1975. Thèse présentée dans le cadre d'un doctorat en philosophie à l'École d'éducation, de santé, de soins infirmiers et de professions artistiques, New York University, en 1975.

(7) Entre autres, Billy Klüver, « Four Selections by Experiments in Art and Technology », dans Noah Wardrip-Fruin et Nick Montfort, éd., The New Media Reader, Cambridge/Londres, The MIT Press, 2003, p. 211-227; Billy Klüver avec Julie Martin, « Four Difficult Pieces », Art in America (juillet 1991), p. 80-99, 138; Simone (Whitman) Forti, « Le théâtre et l'ingénierie – une expérience : Notes d'une participante », et Billy Klüver, « Le théâtre et l'ingénierie – une expérience : Notes d'un ingénieur », Interagir avec les technologies numériques, numéro spécial de Nouvelles de danse, 2004, respectivement p. 11-28 et 29-35. Publication originale des deux textes en anglais dans Artforum V (février 1967).

(8) Tous sont mentionnées dans la bibliographie.

(9) Sur une note plus positive, soulignons les recherches fouillées effectuées par quelques universitaires sur les divers aspects des activités de EAT.

(10) C'est moi qui souligne

(11) Olivier Lussac, Happening & Fluxus – poly expressivité et pratique concrète des arts, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 237-238.