Veuillez patienter pendant que nous traitons votre requête
Veuillez patienter...

Contrainte / Restraint

Une exposition produite par Le Groupe Molior


De la dissémination, par Julie Bélisle

Sans contrainte, le risque est parfois grand de se perdre. Ou du moins, se plier à un ensemble de règles et d’exigences peut s’avérer un puissant stimulant pour l’imagination. C’est sous ce thème que nous avons voulu aborder le foisonnement des pratiques artistiques brésiliennes et péruviennes et dresser un certain portrait des arts médiatiques dans ces deux pays. La contrainte que nous nous sommes imposée a d’abord porté sur le choix du médium, soit le recours aux nouvelles technologies, ce qui nous a ensuite amenés à tourner notre attention vers une jeune génération d’artistes. Une génération qui m’est vite apparue anti-romantique, éprise de technologie, à la fois chaotique dans son organisation et engagée dans sa création, et dont les œuvres restent très peu accessibles en Amérique du Nord. Ainsi, l’idée de la contrainte signifiait non pas tant de nous pencher sur des œuvres qui faisaient état d’un contexte coercitif de production ou dont le motif allait, nécessairement, être celui de l’oppression – bien que celui-ci se profile dans certaines pièces choisies –, mais bien de rapprocher des œuvres qui font état d’une multiplicité de contraintes, qu’il s’agisse de défis techniques, de mémoires endiguées, de contrôle social ou de paranoïa urbaine.

São Paulo et Lima sont deux villes à la démographie vertigineuse et présentent toutes deux des scènes artistiques effervescentes. Celle de São Paulo est soutenue par le milieu financier ainsi que par un important réseau d’institutions muséales, d’événements ponctuels et de galeries commerciales (1), tandis que celle de Lima tire son soutien principalement d’initiatives collectives et personnelles ainsi que de quelques galeries privées et structures institutionnelles qui ont vu le jour depuis la fin des années 1990 (2). São Paulo, qui rivalise avec la ville de Mexico en matière de densité de population, possède une scène artistique de calibre international sans contredit la plus importante d’Amérique du Sud. Les artistes brésiliens restent cependant tributaires du soutien des galeries privées et, bien que des structures collectives émergent ponctuellement, la solidarité du milieu artistique m’apparaît moins palpable que du côté péruvien. La scène artistique de Lima, qui se construit progressivement, a quant à elle une structure événementielle fragile et elle demeure dépendante de la volonté des pouvoirs publics en place. Son passé précolombien pèse également très lourd. L’image exotique des Incas est persistante au Pérou (3), pays où la culture contemporaine retient beaucoup moins l’intérêt local et touristique. Cela a toutefois pour effet d’engendrer une résistance artistique qui se manifeste par l’exploration des nouvelles technologies et où le choix de médiums non traditionnels (4) devient signe d’affirmation.

Bien que cet aperçu reste très partiel et incomplet, nous pouvons néanmoins croire qu’il présente un certain nombre de facteurs qui modulent la production artistique à São Paulo et à Lima. Il est par ailleurs intéressant de noter que, dans les deux endroits, le phénomène de la mondialisation est un terme qui revient souvent tant dans le discours des artistes que dans celui des critiques et dont la récurrence atteste de l’émergence d’une « culture commune ». Aucun choc culturel ne nous attend devant la production en arts médiatiques du Brésil et du Pérou. Et peut-être est-ce un effet du partage de références apportées par l’arrivée d’Internet, de la télévision par câble et de l’accessibilité des ordinateurs à peu près partout sur la planète. Si certains voient la mondialisation d’un œil inquiet et soulèvent le risque d’aplanissement des différences, le partage d’une culture planétaire peut, au contraire, être synonyme d’ouverture, où chacun apporte inévitablement sa particularité.

Les relations entre les œuvres choisies pour Contrainte / Restraint sont multiples et dénotent la plurivocité des pratiques. Bien que l’engagement politique soit associé à l’art de l’Amérique latine tout au long du XXe siècle, ce n’est pas ce qui ressort à première vue des œuvres réunies. Les thèmes de la surveillance et de la violence sont davantage exploités pour aborder la paranoïa et le danger qui marquent la réalité urbaine. Mais, au-delà des préoccupations sociales, la ville est aussi un sujet de fascination en soi apparaissant, vu son étendue, comme un espace insaisissable à l’œil nu. C’est dans cette optique que Nicole Franchy la modélise à l’aide de circuits électroniques et construit une véritable ville réseau dont les différentes zones ne communiquent pas entre elles. Les vidéos de Rodrigo Matheus nous offrent quant à elles une saisie de l’espace urbain effectuée au moyen de technologies numériques. Créées avec la caméra de Google Earth, ses images présentent, dans un assemblage de photographies satellitaires, des vues aériennes abstraites provenant pourtant de données bien réelles et qui jouent sur les effets d’éloignement, de rapprochement et de balayage. Étonnamment, ces œuvres prennent pour objet non pas le territoire sud-américain, mais celui des villes asiatiques qui connaissent une croissance encore plus rapide que les métropoles de l’Amérique du Sud. À ces images de villes tentaculaires se juxtaposent des paysages vierges de toute présence humaine, le pôle Sud et le Grand Canyon, qui viennent faire office de contrepoids.

L’œuvre Parálisis, de Gabriel Acevedo Velarde, nous réintroduit cependant dans l’architecture urbaine. Par le truchement de l’animation, il transpose l’angoisse névrotique de la population sur la végétation et fait des figuiers pleureurs, arbustes typiques des villes de Mexico et de Lima, les personnages de sa vidéo. Ceux-ci s’animent au sein de l’espace bétonné, agitent leur feuillage et hurlent au passage des gens, la trame urbaine ayant également pour effet de soumettre la nature à la contrainte. Dans l’installation Stereo Realidad Environments 3: Brutalismo, José Carlos Martinat reproduit l’architecture autoritaire de l’édifice du ministère de la Défense du Pérou communément appelé le « Pentagonito ». L’artiste a installé dans sa structure des imprimantes reliées à un logiciel qui exécute des séquences de recherche sur le Web afin de trouver tout ce qui est associé au style du brutalisme en architecture et tout ce qui renvoie aux pans de l’histoire récente du Pérou, laquelle est marquée par la brutalité de sa lutte contre le terrorisme. L’accumulation de collages de textes imprimés matérialise l’ampleur de la répression péruvienne. Abordant également cette période de l’histoire, Rolando Sánchez relate l’horreur de la guérilla terroriste des années 1980 en la mettant au cœur de jeux vidéo qu’il conçoit sur le modèle des jeux de l’époque. L’œuvre Matari 69200, dont le chiffre du titre équivaut au nombre de morts causées par le conflit, reprend une expérience vécue par l’artiste durant son enfance, où l’arrivée de la télévision couleur et de la console de jeux Atari 2600 a été accompagnée par la diffusion d’images extrêmement violentes.

L’esthétique propre aux jeux vidéo est également revisitée par le duo formé par Leandro Lima et Gisela Motta. Pour réaliser l’œuvre Armas. Obj., les deux artistes ont piraté différents jeux afin d’en extraire les modèles d’armes. Les reproductions tridimensionnelles qui en résultent problématisent notre familiarité avec les images de violence insérées ici et là dans des contextes ludiques. Dans la pièce Alvo, qui fait partie de la même série, une cible interactive prend pour point de mire les spectateurs.

Plusieurs œuvres de l’exposition prennent appui sur l’image virtuelle et construisent du « visuel » par le recours au jeu vidéo, à la modélisation, à Google Earth ou, encore, à l’aide d’algorithmes ou de programmes d’animation. Les pièces d’Amilcar Packer et de Lucas Bambozzi ramènent au contraire l’attention du côté de la réalité brute des choses et, dans une certaine mesure, des lois de la physique qui la régissent. L’image est ici obtenue non pas par transposition, mais à la suite de l’expérimentation de protocoles performatifs et de la programmation de gestes anodins. Avec Video #15, Amilcar Packer détourne l’utilisation usuelle d’un camion de transport pour le transformer en dispositif de performance. Assis, nu, au centre du fourgon alors que le véhicule est en marche, l’artiste tente de contrôler les secousses qui le font immanquablement tomber et perdre sa posture. Deux caméras captent cette action qui explore le risque physique auquel l’artiste s’expose. Run>Routine, de Lucas Bambozzi, est une installation qui encode la chute de différents objets dans une routine de programmation qui les commande de manière aléatoire. L’œuvre se présente ainsi sous la forme d’une interface répétitive qui fait naître un dialogue entre différentes scènes individuelles et dont les éclats, s’ils sont contraints par un programme, demeurent néanmoins imprévisibles et chaotiques. Le langage informatique devient ainsi un outil de contrôle et de formatage pour des incidents de la routine domestique.

Enfin, l’accroissement des mouvements de biens et des flux d’information lié à la mondialisation a donné lieu à un sentiment de complicité qui se manifeste au-delà des frontières. Et c’est peut-être le propre de la scène des nouveaux médias que de favoriser l’éclosion de nouvelles communautés et de nouveaux modes d’expression dans des contextes où se multiplient les dispositifs techniques. La valeur d’expérimentation associée aux arts médiatiques favoriserait ainsi l’échange et le regroupement de même que la dissémination du travail artistique, qui voyage autant sur le Web que dans d’innombrables événements partout dans le monde. Comme si l’arrivée de ces « artefacts » technologiques (5) concourait à démanteler les frontières.

Julie Bélisle
Montréal, août 2009


Julie Bélisle détient une maîtrise en muséologie et travaille à la Galerie de l’UQAM depuis 2004. Elle poursuit des études de doctorat en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal, dans le cadre desquelles elle s’intéresse aux processus d’accumulation dans l’art contemporain, une spécialisation qui l’a amenée à participer à divers projets de recherche en anthropologie. Elle a publié des textes dans plusieurs revues et catalogues d'exposition et effectuait, en 2007-2008, une résidence d'écriture au 3e impérial (Granby, Québec). Elle a également participé au commissariat de l’exposition Basculer présentée à la Galerie de l’UQAM en 2007, conçu La science dans l’art, une exposition virtuelle réunissant des œuvres de 32 artistes canadiens, et assumé le commissariat d’une exposition sur le travail de l’artiste Monique Régimbald-Zeiber présentée en Europe en 2008.

(1) Agnaldo Farias et Moacir dos Anjos, The Turn Generation 10 + 1: Brazilian Art in Recent Years, São Paulo, Instituto Tomie Ohtake, 2007, p. 28-68.

(2) Mauricio Delfín et Miguel Zegarra, « Electronic Art in Peru. The Discovery of an Invisible Territory in the Country of the Incas », Third Text, vol. 23, no 3, mai 2009, p. 293-301.

(3) Ibid. p. 293.

(4) Ibid. Voir aussi José-Carlos Mariátegui, « Peruvian Video / Electronic Art », Leonardo, vol. 35, no 4, août 2002, p. 355-363.

(5) J’emprunte le terme à José-Carlos Mariátegui dans le texte « Emergentes: Process-Based Works », in Emergentes, Gijón, LABoral Centro de Arte y Creación Industrial, p. 30-38.