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Yvonne Spielmann

Entretien avec Bill Seaman

Bill Seaman, Gideon May, The World Generator, 1996-1997
Spielmann J’aimerais examiner le modèle linguistique que vous évoquez dans vos écrits et qui informe également le motif réseau que vous appliquez à l’agencement des textes et des images. Pouvez-vous commenter le modèle linguistique et la manière dont vous l’appliquez à l’œuvre d’art.

Seaman Dans ma dissertation doctorale, je m’attarde à deux aspects différents. Le premier est la notion de « différance » de Jacques Derrida et ses écrits sur le prototexte et le gram dans son livre, De la grammatologie. (6) Le deuxième aspect, à l’opposé des concepts de Derrida, vise l’idée des milieux sémiotiques mixtes élaborée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur livre, Mille Plateaux. D’une manière ou d’une autre, ces deux approches semblent toujours se reporter au « logocentrisme », même quand il s’agit de l’exploration d’un texte-médias. Mon propos est vraiment différent, notamment que le médium peut être aussi un en-soi et qu’on ne fait pas nécessairement un texte de ce médium pour le comprendre. Le texte communique donc différemment des images en mouvement, de la musique et du son. Dans les genres d’environnements interactifs non hiérarchiques que je crée, le mot n’a pas une valeur supérieure à la musique, au son ou à l’image. Ils s’entremêlent et deviennent un régime de sens mixtes non logocentrique.

Un dispositif commandé par ordinateur comme The World Generator devient un environnement discursif où il est possible de vraiment faire l’expérience de la manière dont les significations émergent et se déplacent suivant la spécificité de chaque élément-médias. On soutiendra que les mots sont très spécifiques et que leur emploie s’explique par leur ensemble de significations connexes; par contraste, voici ce que je propose : la complexité des environnements-médias commandés par ordinateur que nous habitons maintenant semble indiquer que nous savons que le sens émerge constamment dans des contextes où texte, image, son et musique sont tous des véhicules de la puissance sémantique et qu’il est possible de travailler ces véhicules langagiers comme des variables commandées par ordinateur. Nous vivons de plus en plus dans des environnements saturés de médias et dans des domaines mutables commandés par ordinateur. Dans des environnements informatiques, un entremêlement de potentiel communicatif devient évocateur d’une manière signifiante. Chaque élément-médias agit sur l’autre d’une manière dynamique et potentiellement non hiérarchique. C’est particulièrement vrai dans mes environnements, quoique d’autres peuvent choisir d’explorer différemment les éléments-médias et leur attribuer différentes valeurs dans une hiérarchie déterminée par un auteur. Un compositeur peut préférer la musique mais inclure le texte. Un cinéaste peut s’attarder aux images, tout en ayant aussi de la musique de fond, etc. Les rapports entre ces puissances sémantiques possèdent une subtilité à laquelle la seule description textuelle ne peut parvenir. Vivant, le langage est toujours relatif à notre construction continue de contextes divers. La plume et la machine à écrire ont prolongé le langage et je crois que l’ordinateur possède un potentiel de nouveaux ensembles d’extensions tangibles. On peut dire que chacune des formes médias commandées par ordinateur est un en-soi, car il y aura quelque chose des propriétés du cinéma ou de la vidéo numérique qui se perdra lors de la traduction en texte. Je propose qu’une linguistique de l’environnement commandé par ordinateur rend possible un nouveau genre de compréhension de la réciprocité des rapports entre médias. Comme je l’ai mentionné plus tôt, deux perspectives générales s’offrent à nous pour parvenir à une meilleure compréhension de ces complexes et changeantes configurations d’éléments-médias — l’une est la sémiotique mixte commandée par ordinateur et l’autre est une linguistique de l’environnement commandé par ordinateur, telle que comprise grâce aux écrits de Humberto Maturana et Francisco J. Varela. Je propose que ces puissances sémantiques fonctionnent au moyen de véhicules langagiers opérationnels dans ces environnements mutables commandés par ordinateur. Travailler à un nouveau modèle linguistique de l’environnement commandé par ordinateur est, à mon avis, une démarche intéressante pour l’instant.

L’émergence de sens

Spielmann
En examinant de plus près les modèles informatiques à un niveau symbolique où l’on peut utiliser le langage, le texte et n’importe quel médium pour créer des formes d’abstraction plus élevée, j’aimerais m’attarder à votre compréhension de l’ordinateur en tant qu’outil d’abstraction, comme vous l’avez élaboré dans l’œuvre de réalité virtuelle, The World Generator.

Seaman The World Generator/The Engine of Desire est ma première exploration de l’espace virtuel. J’ai utilisé un nouveau genre de système à menus (programmé par Gideon May) avec une série de roues-contenants pivotantes. On pouvait choisir les éléments-médias – de textes, d’images, de sons et musiques, de saisies de cadre et de vidéos numériques – et les situer dans un environnement virtuel. On pouvait aussi assigner des comportements à ces éléments-médias. En un sens, cela évoque un nouveau genre d’espace linguistique, sûrement un espace opératoire de sens relatifs. Il s’agissait de répondre à la question sous-jacente suivante : si l’on dit que la réalité, et tout particulièrement la réalité virtuelle, est plus complexe que la capacité des mots à y réfléchir, comment générer un mécanisme qui permettrait d’expérimenter cette complexité et de réfléchir à cette expérience. Pour moi, The World Generator donne le pouvoir d'explorer le sens pendant son émergence, car il est possible de former un contexte dynamique en plaçant un extrait de texte poétique à côté d’une image et/ou d’un élément sonore, et d’expérimenter comment ces champs sémantiques interagissent. Je peux placer un son dans l’environnement et y naviguer, et je peux aussi explorer différents niveaux d’abstraction des éléments-médias jusqu’au point où ils risquent de devenir complètement chaotiques. Nommons cela du sens cumulatif — du sens qui s’additionne avec le temps. Je travaille donc avec des principes similaires à ceux explorés dans des œuvres précédentes mais, là où ces œuvres étaient beaucoup plus modulaires et liées au monde de l’image, dans l’espace virtuel, on navigue et on se déplace bel et bien dans l’image, le son et le texte, et on génère ainsi l’expérience d’une manière différente. On construit vraiment le sens à l’intérieur de l’expérience.

Spielmann À propos de l’abstraction, vous disiez en outre que la manière dont il est possible d’être l’auteur de la réalité virtuelle influencera « réellement », et non seulement conceptuellement, notre compréhension de la nature de la logique et du « réel » de la réalité. Pouvez-vous expliquer ce que vous voulez dire par la « physique abstraite »?

Seaman Voici l’idée : dans le monde qui nous entoure existe un genre de physique, mais dès que l’on entre dans un ordinateur — surtout dans l’espace virtuel — on prend des décisions sur ce qu’est la physique de cet espace — c’est une physique d’auteur. En fait, on « fabrique » une physique abstraite, qui semble très réaliste : on peut voir un dessin animé où quelqu’un a l’air de courir et quand il tombe, il semble y avoir de la gravité, mais, en même temps, on peut être l’auteur d’une physique contraire. J’échappe un objet et il tombe par en haut, je prends un objet et je peux l’étirer ou l’élargir, etc. Il y a donc une nouvelle façon de penser le rapport entre espace réel et espace virtuel. Je l’appelle maintenant la physique « cyberphane » (E-phany physics). Fait intéressant, cette approche de la physique abstraite me pousse aussi à repenser à ce que je fais dans ma vidéo. Aujourd’hui je pense même que l’emploi du ralenti dans la vidéo est une forme de physique abstraite. Il y a bien une physique réelle de l’événement, la lumière que j’enregistre, mais dès qu’elle se trouve dans la machine, je peux ralentir l’image ou la manipuler de diverses façons et en extraire la physique d’une façon subtile. Si je prends cette image et que je la transporte dans un espace virtuel, je peux lui donner un autre comportement média et un genre de physique entièrement distinct, ce qui diffèrent grandement de la tradition des images que nous connaissons.

Spielmann Si la qualité du temps et de l’espace est différente dans la réalité virtuelle, je vous demande alors, jusqu’où va le choix des dimensions et des directions? Par exemple, je pense à la réversibilité du temps et de l’espace, à la manipulation du mouvement et de la vélocité de sorte que le temps et l’espace deviennent des caractéristiques élastiques — en fin de compte, toute la question du temps et de l’espace disparaît. Je fais surtout allusion au débat médiatique autour de Gilles Deleuze, Edmond Couchot et d’autres, où l’on soutient que l’apparition des médias électroniques, et plus précisément de l’hypermédia, fait perdre aux notions de direction et de dimension leurs qualités distinctes, puisqu’on considère les nouveaux médias comme omnidirectionnels et multidimensionnels, de sorte qu’à proprement parler ils ne possèdent aucune qualité temporelle et spatiale comme la peinture, la photographie et le film, mais renforcent ce que Deleuze appelle « l’espace quelconque ». Votre concept de l’abstraction peut-il le comprendre?

Seaman Ce terme ne m’a pas servi à définir spécifiquement mon travail. Je conviens qu’un tel espace perd un ensemble de qualités et pourtant il en gagne un autre. Nous procédons aujourd’hui à l’exploration de ce nouvel ensemble de possibles. Je m’intéresse beaucoup à la définition du « rhizome ». Ce concept, élaboré par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, est très pertinent à la discussion d’une configuration changeante d’éléments-médias, ainsi qu’à l’assemblage de véhicules langagiers où tout point peut être relié à tout autre point, etc. Toutefois, c’est l’expérimentation, l’intuition et la pratique artistique interactive qui m’ont mené à l’exploration de nouveaux rapports à l’espace. C’est bien après, en lisant Deleuze et Guattari, que j’ai senti que leur point de vue renforçait plusieurs de mes idées. Alors oui, je vois un nouveau genre de média spatiaux qui libèrent tout un potentiel de rapports et de comportements-médias, ainsi que de nouvelles relations au temps et à la navigation — autant à partir du comportement de l’interactant que de l’idée des comportements ou des réactions des médias. Ce à quoi je pense, c’est un système-auteur qui puisse répondre à une personne par un certain comportement. Dans les années à venir, quand l’intelligence artificielle deviendra plus facilement accessible comme outil d’auteur, on peut imaginer une sensibilité hautement pertinente des réactions-médias à notre propre interactivité dans un environnement particulier.

© 2003 FDL

(6) Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968.