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Jean Gagnon

Rencontre aveugle dans le cyberespace ou la figure parlante

Luc Courchesne, Portrait nº 1, 1990
[Texte original publié en anglais. Artintact 2 : CR-ROMagazin interaktiver Kunst = artists’ interactive CD-ROMagazine (Karlsruhe : ZKM/Zentrum für Kunst und Medientechnologie Karslruhe; Ostfildern : Cantz Verlag, 1995).]

Luc Courchesne s’intéresse au portrait depuis longtemps. En 1982, lors de ses études au Massachusetts Institute of Technology, il réalise Twelve of Us, une courte bande vidéo de cinq minutes, sans doute sa monobande la plus connue, dans laquelle plusieurs personnes, filmées en plan moyen, tentent de se remémorer le conte Boucle d’or et les trois ours. Les expressions faciales particulières à chaque individu sont saisies, révélant ainsi non seulement les caractéristiques d’un visage, mais également la présentation de soi à autrui, c’est-à-dire à Luc Courchesne comme vidéaste et, en conséquence, à nous, les regardeurs. Les expressions faciales sont également liées aux intonations, aux rires, aux gloussements, et ainsi de suite, autant de résonances des états intimes d’une personne qui se livre face à la caméra.

Pour Twelve of Us, Courchesne utilise des plans moyens et le mode anecdotique de la langue parlée. Avec ces moyens, l’œuvre annonce déjà ce qui deviendra cruciale dans les portraits interactifs : l’adresse directe au regardeur, le dialogue, et l’intersubjectivité. L’artiste cherche à révéler certains aspects des personnes par le truchement des souvenirs de l’enfance, favorisant ainsi une étroite relation entre lui-même et ses sujets qui se manifeste par une présentation sensible des visages, des expressions vocales, et du partage de souvenirs communs.

Il était donc naturel pour Courchesne de s’intéresser au portrait interactif. Comme il le dit lui-même : « Je me sers des hypermédias pour faire des portraits. Un portrait de quelqu’un, c’est le compte rendu d’une rencontre entre un auteur et un sujet. Les portraits peints prenaient beaucoup de temps et, par conséquent, ils sont plus conceptuels que les portraits photographiques. Ils résument dans une seule image des heures d’interaction entre le modèle et le peintre. La photographie, par contre, fait des portraits réalistes. Le photographe doit savoir saisir le bon moment, celui où la personne exprime la densité de son être; le sujet et le photographe attendent, complices, ce moment magique. Pour mes portraits, j’enregistre toute la rencontre, puis j’en choisi des extraits pour construire une mécanique de l’interaction qui permettra aux visiteurs de faire leurs propres entrevues. » (1) Ici, Courchesne parle surtout d’une œuvre intitulée Portrait de famille (1993), dans laquelle la notion de rencontre est fondamentale et qui présente au regardeur un fragment de cette rencontre initiale entre l’artiste et les personnes avec qui nous dialoguons en interagissant avec l’œuvre. Mais que se passe-t-il dans Portrait n° 1 (1990), une œuvre interactive antérieure, dans laquelle nous rencontrons Marie, un personnage fictif? La documentation fragmentée d’une rencontre réelle est-elle plus véridique qu’une conversation avec un personnage fictif? D’une certaine façon, la réponse est négative parce que les deux œuvres prennent en charge cette part de notre subjectivité qui se manifeste dans chaque conversation ou dialogue. Ces œuvres agissent donc comme représentations de notre position subjective, de notre être-pour-autrui; elles animent en nous, les regardeurs, le fondement même de notre subjectivité.

Interactivité et subjectivité 

Portrait n° 1 est une œuvre de fiction et une rencontre déterminée avec un personnage. Mais contrairement à d’autres œuvres interactives, elle n’est pas narrative, aussi stratifiée soit-elle. L’œuvre est structurée pour que le regardeur puisse converser avec Marie. Et c’est justement comme conversation, par l’entremise d’une structure dialogique, que l’installation nous sollicite. Grâce aux indices non verbaux comme les expressions faciales et le contact par le regard, mais également avec des stratégies verbales d’adresse directe, l’œuvre s’enrichit de plusieurs niveaux. Faire l’expérience de Portrait n° 1 c’est, tout simplement, rencontrer Marie. La seule façon d’expérimenter l’œuvre réside dans la rencontre avec cette jeune femme dont le visage apparaît sur l’écran et avec qui nous nous entretenons. Sinon, il est impossible d’en faire l’expérience, à moins que le regardeur ne se contente de regarder une simple image, un portrait inanimé semblable à une photographie, mais avec beaucoup moins de définition qu’une photographie. Autrement dit, ce n’est que dans une forme d’interactivité avec l’œuvre, c’est-à-dire dans une situation dialogique, que l’on peut en faire l’expérience.

Éclaircissons les termes « conversation » et « dialogue » utilisés jusqu’à présent. La rencontre en question se fait avec une machine – un écran vidéo et un vidéodisque contrôlé par ordinateur. La conversation, ou le dialogue, que l’on peut engager avec Marie n’est certainement pas réelle, car les paramètres – les thèmes abordés, les différents chemins qui permettent aux dialogues de se déployer – ont été préétablis par l’artiste. Néanmoins, l’œuvre organise un type d’interactions verbales qui n’est pas sans rappeler plusieurs des caractéristiques d’un échange interpersonnel. On trouve côte à côte deux « sujets », un virtuel (Marie), l’autre actuel (le regardeur). Les deux utilisent les indicateurs linguistiques des personnes, les pronoms personnels « je » et « tu », qui marquent et re-marquent l’énonciation et qui représentent respectivement, selon Francis Jacques, (2) les personnes actuelles et virtuelles dans un échange dialogique. Pendant que la conversation se déroule, les interlocuteurs tentent d’établir une compréhension commune à partir de références partagées en utilisant des signes qui se rapportent au contexte de leur conversation. Il s’agit en fait de signes et d’éléments qui se présentent dans un dialogue réel entre deux personnes.

Toutefois, Portrait n° 1 est différent d’un portrait photographique. Celui-ci renvoie au ça a été, donc finalement à la mort (Barthes), alors que le portrait interactif de Courchesne se vit dans le présent de la conversation bien que, comme nous le verrons, il puisse évoquer le passé non pas comme ce qui est révolu ou mort, mais plutôt comme ce qui advient dans le présent de l’échange verbal. Le portrait interactif s’adresse donc à moi comme interlocuteur et, en fait, ce n’est pas tant le sujet représenté qui se révèle que moi-même en m’engageant dans une dynamique dialogique basée sur l’échange. C’est donc mon propre positionnement subjectif qui se joue dans le langage, grâce aux interactions verbales, par l’entremise de l’échange dialogique : lorsque je m’extériorise et change de position, lorsque j’emploie un performatif (Austin), je m’engage à l’égard de mon interlocuteur. (3) Cette trans-formation signifie également une blessure pour mon égocentrisme parce que je ne peux me saisir que dans la rencontre avec autrui. On peut donc soutenir que le sujet de Portrait n° 1, c’est moi-même.

Au cœur de cette œuvre, et de la suivante (Portrait de famille), on trouve les notions de subjectivité et d’intersubjectivité. Les deux œuvres comptent sur le langage, se prêtant ainsi à une approche pragmatique de l’expérience subjective. Qu’est-ce qu’une personne et que peut-on savoir d’une autre personne? Comme l’écrivait Gaston Bachelard, « que connaîtrions-nous d’autrui si nous ne l’imaginions pas », une assertion qui indique dans quelle mesure la recherche philosophique a réussi à fouiller cette question. On pense également à la grande découverte de la psychanalyse, à savoir que le langage, le mot parlé, est la voie royale vers l’inconscient, qui est structuré comme un langage, pour reprendre la fameuse expression de Lacan. En effet, une personne se révèle en me parlant, et même le cogito de Descartes (je pense, donc je suis) semble dépendre d’une dimension sous-jacente qui n’a pas été analysée : je parle, donc je pense. Plusieurs commentateurs de la brillante démonstration de Descartes à propos du cogito ont souligné son solipsisme inhérent, et même les philosophies phénoménologiques, comme celle de Sartre, souffrent d’une semblable fermeture de la subjectivité sur elle-même, parce que l’ego et l’alter ego se pensent dans une relation spéculaire basée sur le regard, surtout dans la relation amoureuse. Il est intéressant de constater, à propos de l’œuvre de Luc Courchesne, qu’elle positionne la subjectivité comme intersubjectivité, dans le cadre d’une interaction verbale, avec l’occurrence linguistique du « je ». L’emploi du « je » désigne premièrement un acte de langage et, deuxièmement, un locuteur. « Je » se distingue d’une autre personne qui n’est pas « je », celle-ci étant, dans la circonstance de l’énonciation, le témoin du sujet de l’énonciation. Mais cette position peut s’inverser lorsque la personne à qui l’on s’adresse prononce le « je ». On commence maintenant à voir que nous ne sommes plus en présence du sujet homogène du cogito, ou même le sujet tout-percevant du cinéma, mais plutôt en présence d’un sujet fluctuant, un sujet fracturé par la trans-formation de l’interaction verbale. Ainsi, l’autre personne est une fonction linguistique dans la relation dialogique; la reconnaissance d’autrui est liée à la pratique même du langage qui permet à deux sujets d’échanger leur position.

Conversations fictives

Bien sûr, Marie n’est pas réelle car non seulement fait-elle partie d’un système contrôlé par ordinateur, mais le regardeur dialogue avec elle, grâce à une souris, en choisissant questions et réponses à l’écran. La situation dialogique ainsi créée correspond à la catégorie identifiée par Francis Jacques comme un « contexte ludique », sorte de « parole tronquée » à l’opposé de la « parole sincère. » (4) On trouve dans cette catégorie le « je » paradoxal de l’acteur ou le poétique « Je est un autre » de Rimbaud. Portrait n° 1 est une représentation ludique de la subjectivité comme intersubjectivité. L’installation comprend plusieurs niveaux d’objectivité pour le regardeur : l’objectivité technologique du dispositif qui le met face à lui-même, l’objectivité des paramètres interactifs préétablis par l’artiste, encore secrets au début, mais qui se dévoileront en cours de route en jouant avec le système. Cette objectivité ressemble donc à un jeu avec des règles qui le distinguent d’activités quotidiennes; pour jouer, les joueurs doivent suivre les règlements, et si l’un d’eux triche, rien ne va plus. Avec Portrait n° 1, on doit accepter d’entrée de jeu l’aspect ludique de la conversation.

Rappelons que Portrait n° 1 est une fiction, alors que Portrait de famille est un documentaire. Il est important de souligner l’aspect fictif de la conversation, en ce qu’elle évoque les jeux de langage propres aux situations quotidiennes. Le mode fictif de la conversation s’oppose au mode sérieux des activités journalières et des pratiques sociales. Le mode sérieux se base sur la sincérité qui garantit la nécessaire continuité de la cohérence sociale et il relève de la pertinence de la rationalité et de l’efficacité. Parallèlement à ce mode sérieux dans le quotidien, différents mondes imaginaires existent : la rêverie, le jeu, la fiction, les contes de fées, les mythes, les blagues, et plus encore. Toutes ces dimensions sont des modalités particulières de notre relation à la réalité quotidienne. Ainsi, le mode sérieux de conversation, et les types d’interactions verbales afférents à ce mode, constituent la réalité et construisent notre réalité quotidienne à des fins pratiques. Les modes ludiques, quant à eux, s’écartent de cette utilisation quotidienne, normale et normative, du langage pour s’enfuir dans les mondes imaginaires où le plaisir est roi. Avec ces modes, l’efficacité du langage quotidien est suspendue au profit d’un autre type de relation à la réalité et à autrui. On pourrait définir la fiction dans une conversation « comme une ‘modalité d’interaction’, c’est-à-dire comme un aspect de la structuration des interactions verbales correspondant à l’interprétation par le locuteur de ce qui constitue la réalité. » (5) La réalité ne peut être considérée comme une donnée objective que le langage enregistre simplement, mais plutôt comme une série de données situationnelles basées sur la connaissance et les croyances de toutes sortes liées à des intentions découlant de valeurs et de préférences. Cette construction de la réalité consiste dans le choix de certains objets et états de choses pertinents à la situation. C’est donc dans un contexte élaboré que les activités, autant que les actions verbales, prennent sens. La fiction est une activité propice à la construction d’un tel contexte.

Si nous considérons maintenant des exemples de dialogues puisés dans Portrait n° 1, nous remarquons que la personne du regardeur et le personnage virtuel, Marie, tentent constamment d’établir un contexte approprié à leur conversation. Ils cherchent d’abord à s’identifier eux-mêmes – qui sont-ils et quels intérêts communs pourraient-ils partager – et si Marie ou le regardeur n’est pas satisfait, elle ou lui peut se détourner. Tout au long de l’échange, Marie rappelle sans cesse son statut d’être virtuel :

« Vous me plaisez aussi... Malheureusement dans ma position, il m’est difficile d’envisager quoi que ce soit. Je n’ai aucun avenir! Je ne suis pas comme vous! »

« Je n’ai que mon passé. Le temps pour moi s’est arrêté le jour où je suis devenue ce que je suis maintenant. »

« Parce que je suis un portrait! Mon existence réelle est ailleurs. »

Dans ces extraits, on voit que Marie se situe dans le présent continu du passé chaque fois qu’elle reprend les dialogues. On voit également que pour son interlocuteur, ce contexte en est un de clôture dans un présent très déterminé. Il est difficile de découvrir tous les dialogues possibles proposés dans l’installation, bien que les combinaisons et les axes dialogiques ne soient pas infinis. Mais pour le regardeur et l’interlocuteur, la situation est à la fois pleine de certitude (je parle avec une personne enregistrée au préalable qui n’a qu’un passé sans futur) et d’incertitude (je ne sais pas à l’avance où mon choix de questions et de réponses me conduira).

Marie est une séductrice et elle le sait, mais comme elle l’affirme :

« C’est vrai qu’on peut avoir peur. Peur de se laisser aimer. L’amour de l’autre qui nous menace... Tiens, je pourrais vous dire que je vous aime... Je vous aime! Mais en quoi est-ce que ça m’engage? Vous, vous n’avez pas peur? »

« Avec moi c’est trop facile. Je ne peux être que l’amour impossible, un détour qui occupe le désir sans risque de casse! »

Ce qui pourrait sembler être de même nature que de nombreux cédéroms érotico/pornographiques remplis d’une intimité illusoire est ici déconstruit lorsqu’elle évoque la vacuité du désir qu’elle provoque sans risque. Dans le monde virtuel de cette conversation – et ceci serait la part fictive du jeu – les énonciations n’entraînent aucune conséquence. Dire « je t’aime » équivaut à prendre position et à courir le risque que l’autre personne ne se détourne. Un tel énoncé possède une force illocutoire capable de modifier la position intersubjective des interlocuteurs. Mais ici, par contre, personne ne risque rien :

« Oui, mais avec moi malheureusement votre geste est sans conséquence. En ferez-vous autant avec la personne qui se trouvera près de vous? »

« C’est vrai que je suis inatteignable. C’est vrai que vous ne pouvez pas me changer. Mais regardez ces gens qui sont autour de vous : sont-ils si différents de moi? Le sont-ils, eux, atteignables? Il y en a qui croient que la communion des êtres est une grande illusion. »

« Voici ce que je pense. Les autres sont tout près et pourtant ils sont si loin! Le geste le plus créatif est celui qui conduit vers l’autre. Ce geste n’est jamais inutile. Des alliances se forment. Des enfants naissent. Des actions sont prises. Des systèmes sont institués. Tout ça à cause d’un geste, d’une parole. C’est fou! Nous en sommes le fruit et sans cesse ce geste vers l’autre, il faut le refaire! »

Marie soulève ici une question d’ordre éthique quant à la vacuité du désir qu’elle représente. En effet, la relation que nous pouvons avoir avec elle nous oblige à questionner l’authenticité de notre engagement et de notre rôle à l’égard des relations dans toute l’étendue de la vie sociale. Francis Jacques écrit : « La réalité d’autrui ne devient problématique qu’à celui qui méconnaît le devoir » (6), le devoir de réciprocité et de réponse et aussi, dans le cas présent, l’obligation de jouer. Luc Courchesne soulève l’épineuse question de la rencontre avec autrui dans l’environnement des télécommunications, et de la rencontre avec soi-même, par le truchement des autres, dans un environnement virtuel comme le cédérom ou, de façon générale, dans le contexte des médias numériques qui occuperont de plus en plus de place autour de nous.

Finalement, c’est la notion même du milieu social que l’œuvre de Courchesne questionne. Une solitude fondamentale caractérise une société hautement médiatisée comme la nôtre. Car la solitude implique un refus de courir des risques en échangeant avec l’autre lors d’une rencontre et signifie également une préférence pour la sécurité virtuelle offerte par les désirs et les fantasmes médiatisés. Autrement dit, préférer une rencontre aveugle dans le cyberespace plutôt qu’un contact avec la personne à côté de nous.

Jean Gagnon © 2000 FDL

(1) « Portrait de famille. L’art du portrait. » Luc Courchesne. Portraits interactifs (Ottawa : Musée des beaux-arts du Canada, 1994) : 3.

(2) Francis Jacques, Dialogiques. Recherches logiques sur le dialogue (Paris : Presses Universitaires de France, 1979).

(3) Voir François Flahault, La parole intermédiaire (Paris : Éditions du Seuil, 1978).

(4) Francis Jacques, op. cit., p. 55.

(5) Pierre Bange, « Une modalité des interactions verbales : Fiction dans la conversation », in DRALV, Revue de linguistique, no 34-35 (Paris : Centre de Recherche de l’Université de Paris VIII, 1986) : 215.

(6) Francis Jacques, op. cit., p. 17.