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Lynn Hershman

Agent Ruby

Lynn Hershman, Agent Ruby Mood Swing Diagram, 2002
Lynn Hershman, Roberta's Construction, 1975 Lynn Hershman, Roberta's Construction, 1975 Lynn Hershman, Roberta Meeting Blaine, 1975
Pionnière sur plusieurs fronts – arts médiatiques, art féministe, art interactif – Lynn Hershman se penche depuis le début des années 1970 sur les conditions fort complexes qui président à l’émergence d’une subjectivité. Comment une identité féminine se construit-elle? Quelles formes de pressions sociales, culturelles, politiques influencent son psychisme, son comportement social, son devenir?

Agent Ruby s’inscrit dans la foulée d’une série de personnages féminins, ou persona, conçue et élaborée par Lynn Hershman. Si le personnage de Roberta Breitmore, (1) son œuvre marquante, alternait entre réalité et fiction, celui d’Agent Ruby oscille entre fiction et virtualité. Fictive, elle l’est en tant que personnage du film de Hershman, Teknolust; virtuelle, elle le devient dans le projet Web portant son nom.

Dans Teknolust, Rosetta Stone, une scientifique, crée à partir de son ADN trois copies d’elle-même, Ruby, Marine et Olive. Parmi d’autres activités, le personnage de Ruby joue le rôle d’une hôtesse de edream, un portail où elle prodigue ses conseils pour apprendre à rêver. Let’s edream together, nous lance-t-elle d’entrée de jeu. Habile dans l’art du recyclage, Hershman propose plusieurs versions d’Agent Ruby : le personnage du film, le site Web éponyme, en version installation et elle se télécharge également sur un Palm Pilot. Agent Ruby est issue d’une longue gestation, la technologie de l’intelligence artificielle ne permettant pas sa venue au monde en 1993 lorsque Hershman l’a conçue dans son esprit.

Une visite chez Agent Ruby nous permet de saisir immédiatement qu’il s’agit d’une œuvre purement langagière, d’un système de communication qui permet à l’artiste de fouiller, avec de nouveaux moyens, ce qui est au cœur de sa pratique depuis les débuts : l’identité et l’interaction. Il y a bien une image qui nous accueille sur le portail, Ruby a un visage, en fait la trace d’un visage. Elle cligne des yeux, fronce les sourcils, fait la moue, mais réagit-elle à notre présence?

Deux entités se font face, l’une virtuelle, l’autre réelle, et les frontières entre les deux se brouillent facilement. L’œuvre est une séance de clavardage entre Agent Ruby et un « demandeur », tel qu’il est indiqué sur l’écran. On serait tenté de suggérer que Lynn Hershman renouvelle ainsi l’échange épistolaire sous une forme instantanée. Et tous écrits qu’ils sont, les messages échangés n’en relèvent pas moins de la langue parlée – à l’instar des courriels. L’œuvre en version installation profite d’un dispositif de reconnaissance vocale et cela ne saurait tarder pour la version Web. Quoi qu’il en soit, ce qui s’échange, ce qui défile sur l’écran, ce sont des signifiants qui, à ce titre, s'inscrivent dans l’ordre symbolique et la chaîne signifiante tels que formulés par Jacques Lacan. Le clavardage est bel et bien une sorte de tissage de chaîne signifiante. Puisque Ruby évolue, accroît son intelligence et raffine ses émotions au fil des interactions, des échanges langagiers, on peut en déduire que son utilisation du langage se complexifie à l’usage, ouvrant sans nul doute des possibilités inédites. C’est la dimension proprement virtuelle du symbolique.

Cet ancrage solide dans le symbolique n’empêche pas l’œuvre d’exister dans l’imaginaire. L’écran reste un écran... Néanmoins, la dimension fantasmatique du miroir, ou de la surface de projection, est ici en partie occultée, le langage ne permettant pas, en général, de captation narcissique. Le moi s’efface devant le je, car Agent Ruby réclame la présence d’un sujet de l’énonciation. À cet égard, on pourrait suggérer que le parcours artistique de l’artiste entretient des affinités avec un parcours psychanalytique. Avec une remarquable diversité de moyens, elle a certes exploré à fond les artifices du moi, mais pour mieux affirmer son je. L’art est mon arme pour survivre. Cela m’a permis de transcender la conjecture de mon destin. Cette pensée de l’artiste peut se lire dans ce sens, car elle est connue pour son exploration courageuse des traumatismes qui ont sculpté sa vie et alimenté sa pratique. Slavoj Zizek soulignait récemment le paradoxe suivant : « le cyberespace est à la fois une façon d’échapper aux traumatismes et une façon de formuler des traumatismes ». (2) Chose certaine, le je dans sa capacité d’affirmation de soi occupe une place majeure dans la réflexion de l’artiste.

À tout moment, Ruby peut esquiver une question en vous la retournant de façon rhétorique, passer du coq à l’âne ou tout simplement vous dire que son programme ne lui permet pas de répondre. À cette question posée à Ruby : Voudrais-tu communiquer avec moi autrement qu’avec des mots? Elle répond : Non merci. Pourquoi? J’ai besoin d’un algorithme plus puissant pour te répondre. S'agit-il ici des limites de la technologie ou de celles imposées par l'artiste elle-même?

Agent Ruby propose une tension, dialectique et féconde, entre l’humain et l’ordinateur, le symbolique et l’imaginaire, le réel et le virtuel. Tour à tour intelligente, rusée, sensible, drôle, Ruby étonne par sa vulnérabilité post-humaine. Elle offre une version contemporaine de la confidente. D’autant plus qu’elle se télécharge sur un Palm Pilot, vous pouvez donc l’amener partout avec vous.

Jacques Perron © 2004 FDL

(1) Pour en savoir plus long sur cette oeuvre : http://www.medienkunstnetz.de/works/roberta-breitmore/

(2) Slavoj Zizek & Glyn Daly, Conversations with Zizek, London, Polity Press, 2004, p.100.