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Sylvie Lacerte

9 Evenings et Experiments in Art and Technology

9 Evenings: Theatre and Engineering
9 Evenings: Theatre and Engineering Statement of purpose, Experiment in Art and Technology Maurice Tuchman, A Report on the Art and Technology Program of the Los Angeles County Museum of Art
E.A.T. et les années 1960

Les années 1960 sont une décennie où foisonnent les innovations technologiques, du premier homme sur la lune à certaines réalisations scientifiques plutôt sinistres au service de la guerre du Vietnam. La société américaine vit un boom économique sans précédent depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi une période de grande agitation civile et de bouleversements sociaux.

Or, dans ce contexte, d’afficher n’importe quel type d’association entre artistes et industries est considéré comme un faux pas politique, puisque plusieurs des industries en nouvelles technologies développent, sur commande de l’armée américaine, des armements sophistiqués pour la guerre du Vietnam. Ainsi, pour la période précédant la création de EAT, le seul fait que 9 Evenings fut présenté à l’Armory devient non seulement un symbole puissant — ce lieu n’avait-il pas accueilli l’exposition de 1913 (1) —, mais une incontournable icône du pouvoir puisque l’Armory était (et est toujours) une salle d’exercices militaires. L’endroit évoque donc une double signification pour les connaisseurs d’art et le grand public, quoique certains des protagonistes de 9 Evenings désirent marquer le coup en utilisant des technologies militaires à des fins artistiques et pacifiques. En outre, les dimensions mêmes du site représentent un défi, car la plupart des artistes et des ingénieurs n’ont jamais travaillé dans un environnement pareil ou dans le contexte d’un méga spectacle.

Pour comprendre les critiques ambivalentes et parfois vitrioliques que suscitèrent 9 Evenings, rappelons qu’à l’époque, la critique d’art repose encore, à de rares exceptions près, sur le paradigme littéraire et artistique moderniste (2). Clement Greenberg répandait toujours les théories kantiennes sur l’autonomie de l’art par la séparation des sphères esthétique, sociale et scientifique. Imaginons alors une série de performances hybrides fondées sur la collaboration et qui favorisent le croisement de diverses disciplines artistiques, de l’industrie et de la technologie. Le XXe siècle avait certes été témoin d’autres entreprises de collaboration du genre et les historiens de l’art ont relaté plusieurs de ces moments décisifs qu’il serait trop long d’évoquer ici (3). Toutefois, lors de la présentation de 9 Evenings à l’Armory, les critiques sont en général perplexes de ne pas avoir davantage de références pour analyser cette manifestation, en dépit des happenings et des performances que certains avaient vus à la Judson Church (4) et dans d’autres lieux des côtes est et ouest des États-Unis durant les années 1950 et 1960.

De plus, le titre de Theatre and Engineering demeure énigmatique pour la majorité des critiques en arts visuels. En effet, la plupart des œuvres de l’événement sont tirées des arts de la scène et plusieurs comprennent des projections cinématographiques ou vidéographiques en direct (en circuit fermé) ou sur bande, ainsi que des expériences sonores. En outre, l’épithète « théâtral » a toujours possédé une connotation négative, avant même que Michael Fried le stigmatise dans son essai de 1967, Art and Objecthood. (5) Cependant, si Klüver emploie pareil titre, c’est en partie parce qu’il sait que Tuchman travaille déjà au programme d’A&T au LACMA. Klüver veut éviter toute confusion entre les deux entreprises. Il pense alors qu’un titre comme Art and Technology est trop ésotérique pour le commun des mortels!

Décrivant 9 Evenings, Klüver déclare :

« Il faut savoir (comprendre) que 9 Evenings était un événement réaliste. Je souhaitais réaliser des buts pratiques et sociaux très particuliers. Son élaboration coïncidait dans le temps avec la propagation du mysticisme de la technologie, ce concept de McLuhan selon lequel les moyens de communication sont des extensions du corps, l’expérience psychédélique comme une composante de l’art! 9 Evenings n’était rien de tout ça. Rigoureux, énergiques et autoritaires, les artistes et les ingénieurs souhaitaient tout contrôler. Il faut distinguer la convergence des forces derrière 9 Evenings à ce moment-là de l’évolution politique de la scène artistique générale, de type psychédélique. (6) »

À l’évidence, Klüver est un adversaire farouche de certaines des théories de McLuhan. Toutefois, seules quelques œuvres de 9 Evenings sont, en fait, distinctes de « l’évolution politique de la scène artistique générale, de type psychédélique. » En effet, en visionnant les extraits de films sur 9 Evenings  (7) on voit clairement que les performances de Rauschenberg et de Fahlström, par exemple, sont des références à l’utilisation militaire de la technologie dans la guerre du Vietnam. Les deux artistes commentent de manière tangible cette question par leur contre-emploi de dispositifs militaires, comme la lumière infrarouge et les caméras vidéo infrarouge qui permettent de voir, sur écran géant, une foule silencieuse de 300 personnes se déplacer dans l’obscurité totale à la fin de Open Score de Rauschenberg. De telles allusions à la guerre sont également flagrantes dans les métaphores de Kisses Sweeter than Wine (8) de Fahlström. Dans cette performance, l’évocation de la mécanique de l’idéologie guerrière est soulignée par un « deus ex machina » que Falström a nommé l'anti-antimissile  (9) », de même que par la tête surdimensionnée de Lyndon B. Johnson, faite d’argile brute que l’artiste révèle lentement au public en déroulant des bandelettes, comme celles d'une momie, qui enserrent l’effigie du président au début de la pièce. J’ajouterai que, parfois, l’œuvre de Fahlström est passablement « psychédélique ». Il a manifestement quelque chose à dire : le désarmement apporterait le bonheur et la joie aux générations à venir.

D’un point de vue plus formel, il n’y pas de doute quant à l’influence de l’esthétique minimaliste sur la chorégraphie Solo de Deborah Hay. Dans cette œuvre, les danseurs sont par moments déplacés sur des cubes automatisés contrôlés à distance le long de diverses tangentes qui traversent l’espace de la scène devant une rangée d’hommes et de femmes assis et vêtus de noir qui observent la performance à l'instar d'un jury dans une cour d'assises. Certains ont pu voir dans 9 Evenings un événement à part. Toutefois, il est clair que les artistes participants n'étaient pas issus d'une génération spontanée, qu’ils faisaient partie d’un ensemble de mouvements imprégnés du contexte des années 1960. Il est donc étonnant que 9 Evenings et le phénomène EAT n’aient pas suscité plus d’analyses.

Sylvie Lacerte © 2005 FDL

(1) La première exposition d’art moderne en Amérique du Nord, avec le Nu descendant l'escalier de Marcel Duchamp.

(2) On trouve encore de nos jours des revenants du genre dans certaines critiques pour des expositions qui relèvent pourtant du paradigme postmoderne.

(3) Citons en exemple, le Constructivisme russe, l'École du Bauhaus, les expérimentations de Moholy-Nagy, etc.

(4) Plusieurs artistes qui s’exécutent dans 9 Evenings proviennent du Judson Group, notamment Yvonne Rainer, Lucinda Childs, John Cage, Deborah et Alex Hay, Steve Paxton et même Robert Rauschenberg qui est, à cette époque, dans sa période danse.

(5) Michael Fried, «Art and Objecthood», ARTFORUM 5, no. 10 (June 1967), repris dans Art and Objecthood; Essays and Reviews, Chicago, University of Chicago Press, 1998.

(6) Op.cit., 9 Evenings : Theatre and Engineering (manuscrit) / Harriet DeLong : Experiments in Art and Technology. - 1966-1967 (1972-1973). Box 2. Experiments in Art and Technology. Records, 1966-1993, Research Library, The Getty Research Institute, Los Angeles, California (940003).

(7) 9 Evenings of Theatre and Engineering / produit par Experiments in Art and Technology; réalisé par Alfons Schilling, 1966, 1 bobine de film (24 min, 30 s) : original, n&b, son; 16 mm. Film réalisé à partir des captations tournées par Alphons Schilling en 1966. Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Fonds 9 Evenings : Theatre and Engineering, 9 EVE VID00032223.

(8) Le titre de la performance est inspiré de la chanson éponyme composée dans les années 50 par le groupe The Waivers, et reprise dans les années 60 par le groupe Peter, Paul and Mary.

(9) Pontus Hulten, The Machine as Seen at the End of the Mechanical Age, New York, Museum of Modern Art, 1968. Catalogue d’exposition. L'« anti-antimissile » était un balon géant en forme d'obus gonflé à l'hélium qui traversait régulièrement l'espace libre au dessus de la scène de l'Armory lors de la performance de Fahlström.