E.A.T. et les années 1960
Les années 1960 sont une décennie où foisonnent les innovations technologiques, du premier homme sur la lune à certaines réalisations scientifiques plutôt sinistres au service de la guerre du Vietnam. La société américaine vit un boom économique sans précédent depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi une période de grande agitation civile et de bouleversements sociaux.
Or, dans ce contexte, d’afficher n’importe quel type d’association entre artistes et industries est considéré comme un faux pas politique, puisque plusieurs des industries en nouvelles technologies développent, sur commande de l’armée américaine, des armements sophistiqués pour la guerre du Vietnam. Ainsi, pour la période précédant la création de EAT, le seul fait que
9 Evenings fut présenté à l’Armory devient non seulement un symbole puissant — ce lieu n’avait-il pas accueilli l’exposition de 1913
(1) —, mais une incontournable icône du pouvoir puisque l’Armory était (et est toujours) une salle d’exercices militaires. L’endroit évoque donc une double signification pour les connaisseurs d’art et le grand public, quoique certains des protagonistes de
9 Evenings désirent marquer le coup en utilisant des technologies militaires à des fins artistiques et pacifiques. En outre, les dimensions mêmes du site représentent un défi, car la plupart des artistes et des ingénieurs n’ont jamais travaillé dans un environnement pareil ou dans le contexte d’un méga spectacle.
Pour comprendre les critiques ambivalentes et parfois vitrioliques que suscitèrent
9 Evenings, rappelons qu’à l’époque, la critique d’art repose encore, à de rares exceptions près, sur le paradigme littéraire et artistique moderniste
(2). Clement Greenberg répandait toujours les théories kantiennes sur l’autonomie de l’art par la séparation des sphères esthétique, sociale et scientifique. Imaginons alors une série de performances hybrides fondées sur la collaboration et qui favorisent le croisement de diverses disciplines artistiques, de l’industrie et de la technologie. Le XXe siècle avait certes été témoin d’autres entreprises de collaboration du genre et les historiens de l’art ont relaté plusieurs de ces moments décisifs qu’il serait trop long d’évoquer ici
(3). Toutefois, lors de la présentation de
9 Evenings à l’Armory, les critiques sont en général perplexes de ne pas avoir davantage de références pour analyser cette manifestation, en dépit des happenings et des performances que certains avaient vus à la Judson Church
(4) et dans d’autres lieux des côtes est et ouest des États-Unis durant les années 1950 et 1960.
De plus, le titre de
Theatre and Engineering demeure énigmatique pour la majorité des critiques en arts visuels. En effet, la plupart des œuvres de l’événement sont tirées des arts de la scène et plusieurs comprennent des projections cinématographiques ou vidéographiques en direct (en circuit fermé) ou sur bande, ainsi que des expériences sonores. En outre, l’épithète « théâtral » a toujours possédé une connotation négative, avant même que Michael Fried le stigmatise dans son essai de 1967,
Art and Objecthood.
(5) Cependant, si Klüver emploie pareil titre, c’est en partie parce qu’il sait que Tuchman travaille déjà au programme d’
A&T au LACMA. Klüver veut éviter toute confusion entre les deux entreprises. Il pense alors qu’un titre comme
Art and Technology est trop ésotérique pour le commun des mortels!
Décrivant
9 Evenings, Klüver déclare :
« Il faut savoir (comprendre) que
9 Evenings était un événement réaliste. Je souhaitais réaliser des buts pratiques et sociaux très particuliers. Son élaboration coïncidait dans le temps avec la propagation du mysticisme de la technologie, ce concept de McLuhan selon lequel les moyens de communication sont des extensions du corps, l’expérience psychédélique comme une composante de l’art!
9 Evenings n’était rien de tout ça. Rigoureux, énergiques et autoritaires, les artistes et les ingénieurs souhaitaient tout contrôler. Il faut distinguer la convergence des forces derrière
9 Evenings à ce moment-là de l’évolution politique de la scène artistique générale, de type psychédélique.
(6) »
À l’évidence, Klüver est un adversaire farouche de certaines des théories de McLuhan. Toutefois, seules quelques œuvres de
9 Evenings sont, en fait, distinctes de « l’évolution politique de la scène artistique générale, de type psychédélique. » En effet, en visionnant les extraits de films sur
9 Evenings (7) on voit clairement que les performances de Rauschenberg et de Fahlström, par exemple, sont des références à l’utilisation militaire de la technologie dans la guerre du Vietnam. Les deux artistes commentent de manière tangible cette question par leur contre-emploi de dispositifs militaires, comme la lumière infrarouge et les caméras vidéo infrarouge qui permettent de voir, sur écran géant, une foule silencieuse de 300 personnes se déplacer dans l’obscurité totale à la fin de
Open Score de Rauschenberg. De telles allusions à la guerre sont également flagrantes dans les métaphores de
Kisses Sweeter than Wine (8) de Fahlström. Dans cette performance, l’évocation de la mécanique de l’idéologie guerrière est soulignée par un « deus ex machina » que Falström a nommé l'
anti-antimissile (9) », de même que par la tête surdimensionnée de Lyndon B. Johnson, faite d’argile brute que l’artiste révèle lentement au public en déroulant des bandelettes, comme celles d'une momie, qui enserrent l’effigie du président au début de la pièce. J’ajouterai que, parfois, l’œuvre de Fahlström est passablement « psychédélique ». Il a manifestement quelque chose à dire : le désarmement apporterait le bonheur et la joie aux générations à venir.
D’un point de vue plus formel, il n’y pas de doute quant à l’influence de l’esthétique minimaliste sur la chorégraphie
Solo de Deborah Hay. Dans cette œuvre, les danseurs sont par moments déplacés sur des cubes automatisés contrôlés à distance le long de diverses tangentes qui traversent l’espace de la scène devant une rangée d’hommes et de femmes assis et vêtus de noir qui observent la performance à l'instar d'un jury dans une cour d'assises. Certains ont pu voir dans
9 Evenings un événement à part. Toutefois, il est clair que les artistes participants n'étaient pas issus d'une génération spontanée, qu’ils faisaient partie d’un ensemble de mouvements imprégnés du contexte des années 1960. Il est donc étonnant que
9 Evenings et le phénomène EAT n’aient pas suscité plus d’analyses.