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Sylvie Lacerte

9 Evenings et Experiments in Art and Technology

Software, Information Technology: Its New Meaning for Art, 1970
Art conceptuel et art technologique : quelques similitudes — Le marché de l’art international : quelques divergences et d’autres d’hypothèses

J’évoquerai ici la conférence d’Edward Shanken à Siggraph 2001, « Art in the Information Age: Technology and Conceptual Art (1) », où il compare l’art conceptuel à l’art technologique en fonction de la théorie du logiciel (software) de Jack Burnham, tirée de son exposition, Software – Information Technology: its new meaning for art, présentée au Jewish Museum de New York en 1970. Shanken écrit que, dans le catalogue d’exposition, Burnham « conçoit le logiciel (software) comme équivalent aux principes, concepts et programmes esthétiques sous-jacents à la constitution formelle des objets d’art réels qui sont, à leur tour, un analogue de l'équipement (hardware). (2) »

Des artistes conceptuels, notamment Vito Acconci, John Baldessari, Robert Barry, Hans Haacke, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Les Levine et Lawrence Weiner, font partie de l’exposition de Burnham. J’avais donc décidé de suivre cette piste en poussant un peu plus loin ce trope dialectique de l’art conceptuel et de l’art technologique par simple extrapolation de l’esprit, inspirée que j'étais par le livre influent de Lucy R. Lippard, Six Years: The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972, (3) pour me rendre compte que la distinction entre art conceptuel et art technologique n’est pas aussi prononcée qu’on l’a soutenu.

Pour illustrer cette hypothèse, j’ai conçu le tableau « dialectique » suivant :

Art conceptuel vs. Art technologique
Software (Burnham) vs.  Hardware (Burnham)
Dématérialisation vs. Matérialisation/trop d’équipement
L’aura prédominante de Benjamin vs. La réification de l’objet d’art
L’idée de l’œuvre d’art vs. Le fétichisme de l’objet d’art
Le langage/signe (sémiotique) vs. Le langage de l’objet/du corps - les émotions
Une expérience cérébrale vs. Une expérience sensorielle
Communication (Lippard) vs. Communauté (Lippard)
Diffusion (Lippard) vs. Accessibilité (Lippard)

Dans ce tableau, j’ai tenté de caractériser ce qui distingue un mouvement artistique de l’autre, en tenant compte des vues opposées qui, à l’époque, définissaient chaque camp. Il faut dire que c’est surtout les critiques d’art et les théoriciens qui ont conceptualisé les camps et non les artistes eux-mêmes. S’il y a risque d’hérésie à attribuer l’« aura » de Benjamin à un style artistique qui met de l’avant la dématérialisation de l’objet d’art, puisque cette « aura » vise l’œuvre d’art en tant qu’objet unique, je suppose que plusieurs artistes de l’époque, dont les artistes conceptuels, souhaitaient toujours que les gens ressentent l’« aura » de leur œuvre d’art, qu’elle soit dématérialisée ou non.

Lucy R. Lippard affirme que :

« La communication (mais pas la communauté) et la diffusion (mais pas l’accessibilité) sont inhérentes à l’art conceptuel. Si les formes visent un rayonnement démocratique, le contenu ne le fait pas. (...) Le contact avec un public plus vaste est diffus et sous-développé. (4) »

On sait que l’art conceptuel est une affaire d’idées, de concepts, de processus et de contenus, et que l’art technologique est plutôt axé sur les résultats et l’objet. Cette comparaison hiérarchise évidemment les deux courants. Toutefois, plusieurs des performances de 9 Evenings étaient aussi une question d’idées, de concepts, de processus et de contenus, ainsi que d’expérience et d’interaction. Paradoxalement, selon le tableau dialectique et l’hypothèse de Lippard, Klüver n’est pas vraiment un homme de communication et l’accessibilité ne l’intéresse pas. Il pense toujours en fonction du paradigme kantien selon lequel l’art se passe d’explications. Si un vaste public a vu et vécu 9 Evenings, l’accessibilité est restée hors d’atteinte. Résultat : les critiques sont devenus furieux et ont fini par se désintéresser du phénomène. Plus tard, les historiens de l’art n’ont pas fait de véritables efforts pour relater les expériences de EAT, contrairement à l’art conceptuel dont on a largement documenté l’histoire et les ventes extraordinaires.

Per Biorn, l’un des ingénieurs de 9 Evenings qui a collaboré plus tard avec plusieurs artistes (5), n’adhère pas à la philosophie de Klüver. Il déclare :

« Klüver m’a déçu quand il a dit : “ Nous allons les présenter, mais sans explication.” (...) Si nous avions donné quelques explications, les critiques n’auraient peut-être pas été aussi féroces. (...) On voulait que le public vienne voir, mais sans lui donner assez d’outils pour apprécier la technologie avec l’art. (...) L'information doit être rendue disponible à ceux qui souhaitent la consulter. (6) »

Non seulement le public avait besoin d’aide, mais les ingénieurs aussi, puisque la plupart ne connaissaient rien de l’art moderne et contemporain. À de nombreuses occasions, les ingénieurs avaient donc bien du mal à comprendre le but des performances.

En réponse à la question, « À votre avis, que tente de faire Billy Klüver? », posée par Harriet De Long lors de la préparation d’un livre sur 9 Evenings, Pontus Hulten a répondu :

« Il n’essaie pas, il le fait. Peu de gens le comprennent. Il tente de dépasser des limites. Je ne sais pas s’il s’en rend bien compte, mais son travail est surtout social. C’est très impopulaire dans ce pays. Billy intéresse l’industrie à la réalité de l’artiste ou lui fait prendre conscience du fait que l’artiste est une vraie personne qui existe réellement, pas juste un singe qui paraît dans les revues. (...) Il est difficile de comprendre Billy, car il parle deux langages et, parfois, il les parle en même temps. (7) »

Selon Lippard, « Beaucoup d’artistes conceptuels cultivaient une mentalité franchement puritaine et ils étaient fascinés par les données pseudo-scientifiques et le charabia néo-philosophique (8). » Cette résistance puritaine à communiquer, à servir d’intermédiaire ou à dévoiler ce qui était présenté au public semble commun à l’héritage de tous nos protagonistes, qu’ils avouent travailler avec la technologie (Klüver) ou non (les artistes conceptuels) (9). Évidemment, expliquer le paradoxe apparent entre les deux genres artistiques n’en devient que plus complexe. L’art conceptuel, comme le dit Lippard, est puritain et ne répond au goût que de quelques connaisseurs, alors que l’art présenté dans 9 Evenings est plus théâtral, très concret et accessible (théoriquement) à un plus grand nombre de personnes. Ceci étant, on peut commencer à comprendre quelques-unes des raisons qui ont incité les critiques d’art à négliger les activités de EAT mais aussi l’impulsion que cette organisation a insufflée au travail interdisciplinaire et à la collaboration pour la création des œuvres d’art — technologiques, conceptuelles ou autres — qui dure encore.

Sylvie Lacerte © 2005 FDL

(1) Edward A. Shanken, « Art in the Information Age: Technology and Conceptual Art », Siggraph 2001 Explore Interaction and Digital Images, New York, ACM Siggraph, 2001, p. 8-15.

(2) Idem.

(3) Lucy R. Lippard, Six Years: The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972 (...), Berkeley/Londres, Los Angeles, University of California Press, 1973, nouv. éd. 1997.

(4) Lippard, idem, p. xvi. [Traduction de Françoise Charron]

(5) Yvonne Rainer, Carolee Schneemann, etc.

(6) Entretien avec Per Biorn / (produit par la fondation Daniel Langlois pour l'art, la science et la technologie; interviewers : Vincent Bonin, Éric Legendre, Julie Martin, 2004, 4 vidéocassettes (3 h, 45 min) : copie-maîtresse, coul., son, Mini-DV. Entretien réalisé le 25 août 2004 à Berkeley Heights (N. J., États-Unis). Fondation Daniel Langlois, VID 00031593. [Traduction de Françoise Charron]

(7) 9 Evenings : Theatre and Engineering (manuscrit) / Harriet DeLong : Experiments in Art and Technology. - 1966-1967 (1972-1973). Box 1. Experiments in Art and Technology. Records, 1966-1993, Research Library, The Getty Research Institute, Los Angeles, California (940003).

(8) Lippard, op.cit., p. xvi.

(9) C’est aussi du charabia, car j’ai démontré ci-dessus que certains artistes conceptuels ont eux aussi largement employé des outils et des dispositifs technologiques pour réaliser leurs installations.