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Gene Youngblood

Une méditation sur les archives Vasulka

Steina, Violin Power, 1970-1978
Woody Vasulka, Object 1, 1978 Woody Vasulka, The Art of Memory, 1987 Woody Vasulka, Knot 1, 1978
[NDLR : Ce texte a été commandé à M. Gene Yougblood, collaborateur et ami de longue date de Steina et Woody Vasulka, afin d’introduire le fonds Steina et Woody Vasulka. Octobre 2000.]

Les pionniers des arts médiatiques étaient très conscients d’écrire l’histoire. Peu d’entre eux y ont pourtant consacré autant de sérieux et d’attachement que Steina et Woody Vasulka. Non seulement les Vasulka étaient-ils au cœur de la culture électronique à ses débuts, mais au cours de la décennie qui lui a donné forme et au-delà, ils en étaient le pivot.

Steina, The Maiden, 1998 Steina, Orbital Obsessions, 1975-1977 Steina, Summer Salt, 1982 Steina et Woody Vasulka, Nam June Paik Interview, 1977

En 1965, l’année où Sony lance la caméra Portapack, les Vasulka quittent Prague pour s’établir à New York. Steina, originaire d’Islande, est violoniste. Woody, né en République tchèque, est poète et cinéaste. Deux choses retiennent leur attention à New York : le milieu d’avant-garde décadent et la technologie électronique, autour desquels s’esquisse une nouvelle culture. Il s’agit pour eux d’une révélation. Ils se consacrent corps et âme à la technologie électronique avec une force et une vision qui inspirent cette nouvelle culture et influencent profondément ce nouvel art.

Ils apportent avec eux le respect proprement européen pour l’histoire et les traditions intellectuelles. « Nous admirions beaucoup l’esprit de camaraderie et les affinités manifestes dans le milieu de la vidéo, remarque Steina. C’était sans doute ainsi à Paris dans les années 20. J’étais fascinée par l’intensité du moment, la manière dont les gens se laissaient entraîner par ce qui se passait. On s’encourageait les uns les autres, on allait voir ce que les autres faisaient. » Dans l’effervescence grandissante, des revendications contradictoires se faisaient entendre au sujet de la primauté d’une initiative, d’une idée. Qui, de Global Village ou Raindance, a conçu la première boucle en circuit fermé, la première boucle en différé, la première rétroaction (feedback)? Steina décide alors que « ce serait bien de tout conserver pour s’en souvenir ». Elle commence à amasser les affiches et les notes de programmes en plus d’utiliser sa caméra Portapack lors de concerts et de conférences.

En 1971, Steina et Woody inaugurent The Kitchen. Présenté comme « un laboratoire d’essai devant public », l’endroit devient le lieu de prédilection pour la culture électronique à New York. The Kitchen est un effort concerté pour créer un laboratoire où les événements s’articulent autour de préoccupations spécifiques, par exemple les modes de perception associés aux projections sur plusieurs écrans. Chaque jour, Steina tient un journal. Deux ans plus tard, elle cède la programmation de l’endroit à des amis et les encourage à poursuivre le journal, ce qu’ils ne feront pas. En conséquence, une période de transition dans l’histoire de cette institution influente reste floue.

Peu de collections sont plus importantes que celle des Vasulka, mais elle s’en distingue par sa remarquable portée en matière de technologie et de culture. D’une part, elle met en lumière une des recherches les plus inspirantes, dans l’histoire de toute forme d’art, sur la nature d’une forme d’expression. D’autre part, elle documente l’animation et l’intensité de l’art et de la culture avant-gardistes. Il s’agit d’un portrait panoramique d’une société et d’une époque.

Curieusement, la passion de Woody pour la vidéo ne tend pas vers la création d’un art d’avant-garde. À l’instar d’un scientifique, il ne s’intéresse qu’à l’examen de ce qu’il appelle « le nouveau matériel ». Il désire être celui qui apporte au monde « une compréhension structurelle » du signal vidéo à titre de plate-forme pour l’art du futur.

Son entreprise se compare aux projets théoriques des soviétiques et de Stan Brakhage en cinéma, dans la mesure où Woody tente d’articuler les « codes primaires » de l’image électronique en mouvement. Un succès relatif lui aurait assuré la pérennité, mais, au fil de deux décennies, ses recherches largement subventionnées lui vaudront un succès hors du commun.

À l’aide de synthétiseurs vidéo et de processeurs d’images, ces instruments folkloriques conçus par les pionniers de la culture électronique, Woody explore, explique et classe de façon exhaustive l’essence de la prise d’images électroniques. Pour désigner les manifestations visuelles de ses recherches, il préfère le terme « artefacts » à « art ». Pourtant, son matériel est d’une beauté si fascinante qu’à peu près tous le qualifient d’art — et on l’évoque ainsi dans le milieu artistique. Cet homme qui se disait indifférent à une carrière artistique est devenu une figure de proue de l’histoire de l’art vidéo.

Steina, quant à elle, poursuit deux voies connexes. Dans une série intitulée Violin Power, entreprise au milieu des années 70, elle donne des performances vidéo pendant lesquelles elle utilise son violon pour contrôler un traitement d’images en temps réel. Par la suite, elle contrôle des disques laser avec son violon lors de performances en direct. Elle raffine toujours ces deux techniques. Son autre corpus, Machine Vision, intègre des caméras robotisées qui suppriment toute forme d’intentionnalité humaine du point de vue de la caméra. Ensemble, les Vasulka ont participé au développement (ou en sont les créateurs) de presque toutes les possibilités audiovisuelles inhérentes à la vidéo comme médium de l’image électronique en mouvement et outil de performance.

En 1973, Woody et Steina entreprennent un cycle d’enseignement de six ans au Center for Media Study à la State University of New York à Buffalo, où Gerald O’Grady avait réuni un corps professoral important en pratiques avant-gardistes de l’image en mouvement. Outre les Vasulka, y figurent des cinéastes expérimentaux comme Hollis Frampton, Paul Sharits et Tony Conrad, tout comme James Blue, l’organisateur d’un ambitieux projet d’histoire orale constitué d’entrevues avec des cinéastes indépendants du monde entier. S’y trouve aussi un espace pour les arts alternatifs, Hallwall, où l’on présente souvent de l’art électronique. Carrefour de l’activité avant-gardiste, Buffalo a servi de ressources pour les archives Vasulka.

Les Vasulka étaient et demeurent un pivot. Provocants et stimulants, ils possèdent une intelligence supérieure et une vaste culture. Passionnés par les idées et d’une grande générosité d’esprit, ils abordent la vie avec curiosité, enthousiasme et humour. C’est un pur plaisir que d’être en leur compagnie.

Pour cela et en raison de l’envergure de leurs projets (ils en ont toujours un gros en cours), les Vasulka attirent toutes sortes de gens et de mouvements culturels. Une visite de leur atelier se révèle toujours des plus excitantes, avec ses murs de moniteurs, ses rangées d’ordinateurs, ses amoncellements d’appareils électroniques indescriptibles, le tout dans un désordre monumental (Woody est un glaneur légendaire). La plupart des pionniers de la culture électronique ont fait un pèlerinage à l’atelier des Vasulka qui ont profité du flot constant de visiteurs pour enregistrer des entrevues.

Woody a souvent raconté l’univers de son enfance, transformé en dépotoir par la guerre qui a rayé des villes entières de la carte. Il fouillait dans les décombres et collectionnait les albums de photographies. C’était pour lui une première leçon d’anthropologie, car il récupérait ce qui avait été détruit. L’Histoire était en péril, sa valeur devenait donc sans prix. Lorsqu’il arrive en Amérique et constate l’indécence avec laquelle les Américains traitent leur histoire, comment ils la dévaluent et la rejettent, il prend conscience que son destin est lié à la documentation de la culture électronique. Son entreprise n’a rien de systématique. Lui et Steina suivent des filons historiques sans discrimination, tirant parti de toutes les occasions qui se présentent. De façon générale, Steina collectionne le matériel imprimé (catalogues en tous genres, notes de programmes, affiches, articles de journaux, articles universitaires et entrevues) et documente le milieu social sur vidéo. Woody fait des entrevues, vidéo et audio, avec leurs contemporains qu’il transcrit ensuite. Les Vasulka s’intéressent surtout aux gens qui fouillent avec insistance certains aspects de la vidéo et de la musique, particulièrement les inventeurs d’outils. À cet égard, il existe une rare entrevue de 80 minutes avec Nam June Paik dans laquelle le doyen de la vidéo discute technique de façon peu caractéristique. « Strictement consacrée aux outils », affirme Steina à propos de cette entrevue. « Nous le considérions avec un respect renouvelé. Nous comprenions qu’il s’était heurté aux mêmes difficultés que tout le monde. »

Le 1er janvier 1980, les Vasulka déménagent à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, où ils construisent, en 1982, une maison qui leur sert également d’atelier. Certaines pièces sont réservées pour abriter les archives. Les bandes vidéos sont entreposées au sous-sol, un espace frais et sec aménagé après l’excavation de la terre qui a servi à faire les briques séchées au soleil utilisées pour construire le bâtiment évoquant le style de Gaudi. Dans cette kiva à vidéo, les boîtes contenant les bandes sont empilées sur des étagères en métal d’une hauteur de dix pieds, abandonnées par les laboratoires atomiques du Nouveau-Mexique.

Le déballage, le triage et l’organisation des archives en vue du transfert à la fondation Daniel Langlois a eu l’effet d’une révélation. Les Vasulka savaient que le matériel imprimé établissait une chronologie et un profil de l’activité culturelle. Néanmoins, ils ont été les premiers étonnés par la quantité même des activités documentées dans ces textes portant sur les débuts de la vidéo. Cela pousse à repenser la place qu’occupe cette forme d’art dans l’histoire culturelle de la fin du XXe siècle. Si les archives Vasulka constituent un indicateur fidèle de cette place, le public susceptible de s’intéresser aux bandes vidéo de cette génération de pionniers ne sera dépassé que par celui de l’Internet.

À Buffalo, les Vasulka ont fabriqué leur propre dispositif de reproduction d’images, le Digital Image Articulator. Les plans de l’appareil sont conservés dans les archives, accompagnés d’une vidéo qui retrace sa construction et des bandes des « artefacts » générés par la machine. Seule une bande sur dix a été présentée en public, les autres sont archivées. Woody et Steina affirment qu’ils savaient ce qu’ils cherchaient lorsqu’ils ont commencé à utiliser la machine. Ils savaient également quels artefacts passeraient à l’histoire, mais il leur fallait construire la machine pour les voir. Le Digital Image Articulator est le dernier des instruments fabriqués par les utilisateurs, issu de l’époque des pionniers de la vidéo, dont le début et la fin sont marqués par la vision de deux êtres extraordinaires.

Gene Youngblood © 2000 FDL