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Lizzie Muller

Vers une histoire orale des arts médiatiques

David Rokeby, The Giver of Names (1991-)
Scénario pour l’usage futur d’une histoire orale des arts médiatiques

Commençons par le récit d’une expérience. Imaginons ceci...
Nous sommes en 2032. Vous êtes un artiste de 25 ans vivant à Londres et vous travaillez à une thèse de doctorat sur l’explosion de l’art interactif au tournant du siècle. Le Tate Modern présente une exposition permanente consacrée à l’art informatique interactif des années 1970 à aujourd’hui. Les œuvres des années 1990 et 2000 vous semblent particulièrement intéressantes à titre de reliques technologiques témoignant d’un type d’interaction entre l’humain et l’ordinateur qui, 30 ans plus tard, vous paraît déjà archaïque. Vous seriez curieux de savoir comment ces œuvres étaient perçues par les gens de la génération de vos parents et de vos grands-parents. Les manuels d’histoire de l’art et de critique décrivent l’impact important qu’un grand nombre de ces œuvres a eu sur l’évolution de la pratique artistique, et certains proposent des théories sur la façon dont ces œuvres reflétaient la vie quotidienne dans les années 1990 et 2000. Mais la question demeure: comment les gens, à l’époque, réagissaient-ils à ces œuvres?

Vous allez sur l’internet pour y consulter l’histoire orale des arts médiatiques. Vous amorcez votre recherche avec The Giver of Names de David Rokeby (1991-), une œuvre qui, tout en étant archaïque sur le plan de l’intelligence artificielle, vous semble émouvante étant donné les débats éthiques qui ont lieu actuellement à propos des robots domestiques et industriels. Il y a 34 entrées pour The Giver of Names, reliées à deux expositions différentes — l’une au Musée des beaux-arts de Montréal en 2007, et l’autre au Tate Modern à Londres en 2013. Ces entrées incluent des entretiens avec des spectateurs et des gardiens de musée pour les deux expositions, de même qu’avec David Rokeby. Vous consultez ces entrées par le biais d’un système de catalogage, et vous trouvez des entretiens avec des spectateurs âgés de 50 ans et plus dans le cas des deux expositions. Il y a 11 entrées qui correspondent à vos critères, incluant des fichiers audio et vidéo, dont certains sont accompagnés de transcriptions. Vous parcourez le résumé de chaque entrée et choisissez trois entrées qui décrivent des expériences d’anxiété et d’inconfort, et quatre qui décrivent une expérience de fascination ou de plaisir. Vous écoutez de courts extraits de chacun de ces entretiens et réalisez qu’il y a une grande variété de réponses chez les participants plus âgés, mais qu’en réalité, très peu d’entre eux ont véritablement interagi avec l’œuvre, préférant regarder l’installation ou observer les autres en action. Vous téléchargez les 11 entrées, de même que les documents audio et vidéo qui laissent voir la configuration de l’œuvre dans deux espaces différents, et pendant ce temps, vous recherchez des documents où il est question de personnes d’un certain âge ayant expérimenté d’autres œuvres interactives pendant l’année 2007. Vous trouvez des entrées pour plusieurs œuvres, incluant Subtitled Public (2005) de Rafael Lozano-Hemmer, et Day of the Figurines (2006) de Blast Theory, œuvres dont vous avez beaucoup entendu parler mais que vous n’avez jamais expérimentées vous-même. Tandis que vous vous intéressez aux expériences vécues par ces personnes d’un certain âge en rapport avec des œuvres d’art en 2007, vous réalisez que leur rapport à l’art interactif était complexe. Ils étaient à la fois fascinés par la nouveauté et la variété des nouvelles formes d’art, et confus quant à savoir comment interagir avec les signaux interactifs. La plupart préféraient regarder les autres interagir et tirer leurs propres conclusions de ce qu’ils voyaient. Vous vous demandez: les gens de 50 ans et plus préfèrent-ils observer l’art interactif plutôt que d’y participer? Est-ce une caractéristique du comportement des gens âgés en général ou simplement le comportement d’une génération qui n’a pas grandi avec la technologie numérique? Vous retournez dans la banque de données de l’histoire orale et recherchez des documents où il est question de personnes d’un certain âge ayant interagi avec des œuvres d’art au cours des deux dernières années. Que découvrirez-vous?
Le scénario à l’usage du futur (2) que propose ce récit laisse voir en quoi une histoire orale des arts médiatiques pourrait permettre aux futures générations de chercheurs d’accéder à d’importants matériaux expérientiels. On pourrait imaginer bien d’autres scénarios du point de vue des commissaires, des archivistes ou des conservateurs œuvrant non seulement dans l’avenir mais à travers le monde d’aujourd’hui. C’est qu’une grande partie de nos connaissances en matière d’art contemporain est basée sur des documents écrits plutôt que sur des témoignages d’expériences en direct des œuvres.

Ce genre de scénarios permet non seulement de présenter des exemples concrets quant à l’utilité d’une histoire orale des arts médiatiques (le « pourquoi »), mais aussi de commencer à imaginer quels éléments devraient en faire partie pour en maximiser l’utilité (le « comment »). Entre autres éléments, mentionnons la possibilité pour les chercheurs de différents endroits et moments dans le temps de télécharger des entrées dans un lieu de dépôt commun; la nécessité d’une sorte de structure et de catalogue uniformes qui facilite la recherche; et la nécessité d’informations contextuelles telle que photographies ou détails sur les conditions de production de certains entretiens, pour faire en sorte que les documents expérientiels demeurent intelligibles. On trouvera plus loin une présentation plus détaillée du pourquoi et du comment créer une histoire orale des arts médiatiques.

Lizzie Muller © 2008 FDL

(2) Les scénarios à l’usage du futur sont des outils utilisés dans les recherches en ergonomie des systèmes interactifs (Human-Centred Design) afin de concevoir un nouveau produit en imaginant la réalité quotidienne de ses éventuels usagers, voir Bodker (2000).