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Lizzie Muller

Vers une histoire orale des arts médiatiques

Pourquoi créer une histoire orale des arts médiatiques

L’absence de documents expérientiels dans l’histoire des arts médiatiques

« On considère souvent l’œuvre d’art en tant que construction, livre, tableau ou sculpture dont l’existence est séparée de l’expérience humaine. Mais puisque l’œuvre d’art est en réalité ce que le produit fait avec et dans l’expérience, le résultat n’est pas facile à saisir. » (John Dewey, Art as Experience, 1959, p.1)

« Je suis un artiste interactif: je construis des expériences » (David Rokeby, The Construction of Experience: Interface as Content, 1998, p.27)
Dans le premier paragraphe de son essai intitulé Art as Experience, publié en 1934, John Dewey fait valoir que la recherche dans le champ de l’art se méprend sur son propre objet en mettant l’accent sur les œuvres plutôt que sur l’expérience qu’elles suscitent. Il décrit la double existence de l’œuvre d’art, qui naît de l’expérience d’un artiste pour se manifester ensuite à travers l’expérience que le public vit lors de son contact avec l’œuvre. Avec ces propos, Dewey anticipait l’important mouvement qui se produirait dans le champ de l’art contemporain, à savoir qu’on aurait tendance à se détacher de l’objet pour mettre l’accent sur l’expérience.

Ce mouvement trouve son expression particulière dans le champ des arts médiatiques. Comme le reconnaît David Rokeby dans son essai intitulé The Construction of Experience: Interface as Content (1998), son propre travail en tant qu’artiste utilisant des ordinateurs n’est pas tant de créer des objets que des expériences. Parce qu’elles sont basées sur l’informatique, les œuvres en nouveaux médias ont une existence liminale, elles se situent à la frontière du monde matériel et immatériel; elles sont des choses en devenir. Les œuvres en nouveaux médias ne peuvent être considérées ou traitées comme de simples objets. Elles ne prennent vie que lorsqu’elles sont manipulées; en d’autres mots, elles n’existent, au sens littéral du terme, qu’en tant qu’expérience.

L’existence liminale de ces œuvres est parfois perçue comme un obstacle ou un problème pour le travail de documentation, car on peut se demander comment, ou même si l’on devrait préserver des objets d’art évanescents et immatériels. Certains soutiennent par contre que le caractère éphémère des arts médiatiques permet de développer de nouvelles tactiques de documentation des œuvres d’art. Alain Depocas a fait remarquer que dans notre façon d’aborder la documentation des arts médiatiques, il nous faut accepter l’aspect transitoire et « l’état transitionnel » qui caractérise ces œuvres, et que faire abstraction de cet « état » reviendrait à renoncer au caractère essentiel de ces œuvres. Mais seul un profond changement de paradigme pourra permettre de saisir toutes les conséquences de cette « transitorrialité » (Depocas 2002).

Déjà, il y a eu des développements significatifs en matière de méthodologie pour la documentation des œuvres éphémères dans une perspective d’archivage et de conservation. Le Réseau des médias variables, par exemple, a développé une approche qui cherche à identifier les qualités essentielles d’une œuvre d’art à l’aide d’un questionnaire détaillé s’adressant à l’artiste et aux autres personnes impliquées dans la création de l’œuvre (Depocas et al, 2003). Le projet Capturing Unstable Media a développé un concept en bonne et due forme permettant de décrire et de préserver les différents aspects des œuvres d’art électroniques et qui soit assez flexible pour s’accommoder de la nature processuelle et itérative des projets en arts médiatiques (Fromme et Fauconnier 2005).

Le Réseau des médias variables aussi bien que le projet Capturing Unstable Media s’entendent sur le fait que l’expérience vécue par le public est un élément important, et même si la structure de chacun accorde une place aux matériaux expérientiels, aucun n’a développé de méthodes pour aborder cet aspect du travail de documentation. Fromme et Fauconnier concluent ainsi leurs recommandations pour ce qui est de documenter les médias de nature instable :
« Enfin, le caractère spécifique et subjectif de l’interaction d’un usager avec une œuvre électronique ne peut être capté à travers un modèle traditionnel; on a besoin pour cela de documents relatifs à l’expérience de l’usager... Pour une bonne compréhension de l’interaction avec l’usager, il est souvent nécessaire de créer des documents audio-visuels où l’on voit/entend quelqu’un interagir avec l’œuvre. Les entretiens avec des usagers peuvent aussi être utiles; en général, il est rare de trouver des documents et comptes rendus d’usagers en train d’expérimenter l’œuvre, mais ce sont là des documents très intéressants. » (Fromme et Fauconnier 2005).
Comme Fromme et Fauconnier le reconnaissent ici, l’expérience vécue par le public continue d’être l’élément manquant dans la documentation des œuvres d’art éphémères. Il est essentiel de conserver des traces de l’aspect concret d’une œuvre, telles que ses spécifications techniques ou sa configuration dans l’espace, mais cela ne suffit pas pour témoigner de la façon dont cette œuvre existe dans l’expérience. Nous savons, d’après les études exhaustives et empiriques sur l’expérience de « l’usager » menées dans le domaine de la conception interactive et de l’interaction entre l’humain et l’ordinateur (e.g. Dourish 2001, Suchman 1987) et d’après les comptes rendus consciencieux d’artistes tels que David Rokeby (1998), que le point de vue de la personne qui a créé l’œuvre offre souvent un compte rendu idéal, qui peut s’avérer très différent de l’expérience vécue par le public. Par contraste, toutes les descriptions d’expériences vécues par des spectateurs offriront des points de vue partiels sur l’œuvre, présentant certains éléments que l’artiste a souhaité voir remarqués, et aussi inévitablement d’autres éléments que l’artiste n’avait même pas soupçonnés. Ces témoignages partiels rendent compte de la nature vibrante, vivante et génératrice de l’œuvre, et leur contenu dépasse le compte rendu par items des facteurs historiques, sociaux ou contextuels qui la concernent afin de montrer comment ces facteurs se trouvent synthétisés au sein d’une expérience unique et active. Comme Fromme et Fauconnier le suggèrent, ces témoignages sont toujours très spécifiques et résistent à un formatage officiel. Il faut en faire la collecte pour chaque œuvre d’art, ce qui nécessite de longues heures d’enregistrement audio et vidéo. Pour créer ces documents, le chercheur doit entrer en dialogue avec le public.

Histoires orales : faire valoir l’expérience, écouter les voix
« Nombreux sont ceux pour qui l’histoire orale et la pratique d’entrevues se limitent à des anecdotes, des incidents illustratifs, la description de l’ambiance de l’époque, certains indices donnant accès à d’autres pistes de recherches; ou à un simple intérêt pour les faits... Je crois qu’il est utile d’avoir accès à l’événement comme tel; pas la tonalité, ou des faits accessoires, ou une simple impression de la situation, mais le cœur de l’événement, ce qui en constitue l’essence. » (Walter Lord, Oral History Review, 1968 (3)).
Au début, j’ai étudié le champ de l’histoire orale pour connaître les précédents, les modèles et les guides pratiques en ce qui a trait à l’enregistrement, au catalogage et à la préservation des comptes rendus d’expériences individuelles. Puis j’ai commencé à saisir en quoi certains aspects cachés de l’histoire orale allaient s’avérer pertinents pour mon projet, c’est à dire: corriger un déséquilibre historique en ce qui concerne le type d’informations qui sont captées, valorisées et rendues accessibles pour les populations futures. Selon Reimer (1984), l’histoire orale consiste à recourir aux véritables mots et voix de ceux qui ont vécu ou ont été témoins de l’histoire afin de présenter des gens et des sujets qui auparavant n’avaient pas leur place dans les documents historiques. Selon lui, de telles lacunes se produisent lorsque « des groupes sociaux n’ont ni les moyens ni l’occasion de se représenter eux-mêmes par le biais de documents écrits, et que ce que nous savons d’eux provient uniquement de statistiques impersonnelles ou des observations d’une élite détachée et sans empathie » (Reimer 1984). Le public des arts médiatiques constitue un groupe de ce genre. Malgré l’augmentation des recherches qualitatives et formatives menées auprès des publics des musées, on ne trouve que rarement des entretiens avec des spectateurs menés en profondeur dans les documents historiques (4). J’ai déclaré dans la section précédente que dans la documentation des œuvres d’art il y a un vide entourant l’expérience vécue, mais il y a aussi, plus spécifiquement, un vide autour de l’expérience des « non professionnels » que sont les spectateurs de ces œuvres. Le public est une sorte de majorité silencieuse dans les documents qui traitent de l’histoire des arts médiatiques, dont on parle beaucoup mais qu’on n’entend pas souvent s’exprimer.

En tant que commissaires, conservateurs, artistes ou administrateurs des arts, nous avons le pouvoir et la responsabilité de choisir ou de produire les documents d’archives qui, dans nos institutions, témoignent de l’art d’aujourd’hui. Une histoire orale des arts médiatiques comblerait le manque de documents expérientiels qui prévaut dans ce domaine, car elle rendrait compte de certains aspects souvent négligés, tels que les points de vue de l’artiste, du conservateur, des techniciens, etc. Mais elle aurait pour effet principal de mettre en valeur l’expérience vécue par le public en général, d’offrir un portrait riche et varié de la façon dont les œuvres ont existé, « en expérience », comme le dit Dewey. Une telle approche permettrait certainement de mieux saisir quel lien existe entre les arts médiatiques et l’environnement social et culturel dans lequel ils sont présentés.

Même si cela paraît évident, il importe de souligner que l’histoire orale relève de la parole plutôt que de l’écrit. Les matériaux qui la composent résultent de conversations entre les archivistes/chercheurs et les sujets (ce qui implique une importante dimension éthique, comme on le verra dans la section « comment ») ». Tel que le mentionne Walter Lord, de nombreux historiens mettent à l’écart les documents de nature orale. Ces documents sont obligatoirement moins polis et achevés que les documents écrits, et semblent donc moins pertinents aux yeux des chercheurs académiques dont les travaux se basent sur des textes. Allant à l’encontre de cette position, Reimer (1984) fait remarquer que l’oralité a été le premier mode d’appréhension de l’histoire, et que cela a changé lorsque l’écriture est devenue le mode privilégié pour la préservation des faits historiques. Mais il s’avère que les technologies modernes telles que le téléphone, la vidéo et l’internet, ont ramené l’oralité au centre de notre culture. Ainsi, Mackay (2007) affirme que l’histoire orale s’est développée de concert avec la technologie. D’abord avec les magnétophones à bobines des années 30 et 40, qui ont permis d’enregistrer les premiers récits en direct des gens. Puis dans les années 60 et 70, quand l’histoire orale a connu un boom avec l’arrivée des petits magnétophones portatifs. La technologie numérique des années 90 a ouvert de nouvelles avenues pour la préservation et la présentation des documents oraux, et grâce à la vidéo, on a pu y ajouter des informations visuelles.

En raison de son lien étroit avec la technologie, l’histoire orale est donc une excellente ressource pour la documentation des arts médiatiques dont c’est la spécificité, tant sur le plan de la forme que du contenu, de refléter et d’explorer les changements technologiques. L’évolution de la technologie internet — surtout parce qu’elle permet de télécharger facilement des documents audio et visuels à partir de divers sites web — offre la possibilité de produire et de diffuser à grande échelle des documents audiovisuels.

Alors qu’aux tout début de l’histoire orale la transcription d’un compte rendu était considérée comme un document essentiel, la pratique actuelle veut qu’on accorde plus d’importance aux documents audiovisuels (Mackay, 2007). Cette approche fait valoir le fait que la portée et le contenu d’un compte rendu oral sont inextricablement liés à la façon dont il est livré, soit le déroulement en temps réel du récit et la voix de la personne qui parle. Le ton de voix, l’attitude et l’émotion de la personne qui parle, de même que les trous de mémoire et le fait de se corriger soi-même sont des aspects essentiels de tout document oral et qui permettent de situer l’événement rapporté. Dans leur forme complète, les documents oraux sont nettement partiels, subjectifs et sélectifs; il n’en existe pas un seul qui prétende détenir toute la vérité. Comme le soutient Reimer, il y a peu de documents historiques qui laissent entrevoir les biais de leurs auteurs de façon aussi évidente que les entretiens oraux. Ainsi, le défi que représente la création d’une histoire orale des arts médiatiques consiste à trouver une manière de présenter des comptes rendus expérientiels de manière à ce que ces témoignages oraux soient valorisés, compris et placés au centre de cette histoire.

Lizzie Muller © 2008 FDL

(3) Cité dans Reimer (1984).

(4) Pour un aperçu des recherches effectuées sur les expériences vécues par les visiteurs de musées, voir Muller et al (2006).