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Frances Dyson, Et puis ce fut le présent

Une rhétorique qui perdure

John Cage, Variations VII, 1966 (video)
John Cage, Variations VII, 1966 (video)
Sons bruts

Le son, l’art, et la technologie


Il est difficile d’imaginer les pratiques en art et technologie sans la présence du son. Les valeurs afférentes à la notion de dématérialisation sont entrées dans l’usage grâce aux technologies audio — le téléphone, puis la radio. Et ces technologies sont elles-mêmes subtilement imprégnées de la rhétorique de mouvements antérieurs en art et technologie comme le futurisme. L’utilisation du son par la majorité des artistes participant à 9 Evenings: Theatre and Engineering indique que ce matériau s’accorde naturellement avec leur démarche et avec la technologie accessible. Mais surtout, certains artistes « gourous », notamment John Cage, jouent un rôle essentiel dans l’élaboration de 9 Evenings. Par ailleurs, on sait que Cage nourrit une conception singulière du son, de la technologie et du progrès.

Les techniciens comme les artistes ont tendance à privilégier la dimension sonore lors de 9 Evenings, en partie grâce à la technologie, mais aussi parce que les partis pris esthétiques qui circulent déjà parmi les compositeurs (tels que Cage) peuvent représenter une source d’inspiration et d’invention. Dans une note envoyée aux laboratoires Bell, Fred Waldhauer — l’ingénieur de Bell ayant inventé le « Proportional Control System » qui permettait de contrôler le son et l’éclairage à distance — souligne le raffinement de la technologie audio par rapport à celle de l’image : « L’impact de la technologie s’est vite fait sentir dans le domaine de la musique, mais plus lentement dans celui des arts visuels et de la danse. Les nouvelles technologies permettent à l’artiste d’élargir son champ d’exploration; et plus encore, la technologie existe et l’artiste qui veut faire preuve de pertinence dans le monde où il vit comprend qu’il est nécessaire de l’accepter. » (1)

« La principale caractéristique de l’art de la Renaissance était peut-être que l’œuvre d’art provenait de l’imagination d’une seule personne. Notre façon de faire de l’art aujourd’hui est moins individuelle, plus sociale. [...] Plutôt que d’être un objet créé par une personne, l’art est un processus animé par un groupe d’individus, dans ce cas, des artistes et des ingénieurs. Ce n’est plus simplement une personne qui dit quelque chose, mais des gens qui, ensemble, font des choses permettant à tous (y compris ceux qui y travaillent) de vivre une expérience qu’ils n’auraient pas connue autrement. » (Billy Klüver) (2)

Variations VII — œuvre créée par John Cage pour 9 Evenings: Theatre and Engineering — est présentée dans le cadre d’une série de performances qui, essentiellement, fusionnent l’installation et le « happening » sous le signe de la convergence et de la multiplicité. C’est à la faveur de cette hybridation — et de l’idéologie qui l’anime — qu’il est possible de faire tomber des barrières. Or avec les dissolutions sonores, comme dans toute forme de dissolution, que se passe-t-il quand l’un devient multiple? Comment les frontières s’effacent-elles? Et la multiplicité est-elle démocratique?

En soulignant l’aspect libérateur et social du travail des artistes utilisant la technologie et la science, Cage est cohérent avec son propre projet visant à libérer le son des structures musicales. Selon lui, la musique est à l’œuvre d’art individuelle (objet), ce que le son est au processus de collaboration. Comme en témoigne sa célèbre pièce « silencieuse » (4'33"), tous les objets peuvent devenir des processus, de même que n’importe quel bruit peut devenir de la musique. Cage pousse cette idée à l’extrême, éliminant les structures musicales en introduisant – en fait, en composant — un substrat de « néant ». Cette conception de Cage se manifeste également lorsqu’il délègue le rôle du compositeur à des opérations proto-interactives livrées au hasard.

Si les déclarations des participants à Experiments in Art and Technology (E.A.T.) réussissent à calmer l’anxiété des artistes comme l’inquiétude des ingénieurs, leur rhétorique s’avère hautement problématique (un fait largement ignoré à l’époque). Klüver, par exemple, déclare : « Experiments in Art and Technology n’a pas été conçu au profit des artistes. Experiments in Art and Technology est un moyen tout à fait révolutionnaire de catalyser les responsabilités individuelles en vue de l’essor des nouvelles technologies. » (3) Ces propos laissent entendre que les artistes ne sont pas au cœur du projet de E.A.T., mais qu’ils servent plutôt d’intermédiaires, de « transducteurs » qui, à l’instar de l’organisme lui-même, encouragent le tissage de liens variés dans un large éventail d’idées et de pratiques.

Cet état de choses est dû en partie à l’attitude pragmatique de E.A.T. à l’égard des collaborations, au désir sincère des artistes de travailler avec la technologie, aux diverses possibilités envisagées par les entreprises, ainsi qu’à d’autres considérations pratiques. Mais il est dû aussi à la facilité avec laquelle l’« art » peut attirer dans son orbite transcendante et englobante les revendications hyperboliques, les raisonnements spéculatifs, les idéologies nationalistes et utopiques qui entourent la technologie elle-même. La combinaison d’appareils rhétoriques tels que l’« Art » et la « Technologie » est si puissante que, du moins au début, on avance à peu près n'importe quels raisonnement ou contradiction sans qu’ils soient suivis par une contestation.

Forcés à adopter une identité refaçonnée, à la fois fonctionnelle et opaque, on ne peut s’étonner alors que les artistes soient perturbés et pris de panique devant la technologie — panique sans doute exacerbée par le contexte culturel et économique de l’époque.

Frances Dyson © 2006 FDL

(1) Extrait d’une note rédigée par Fred Waldhauer dans le dossier : Proportional Control System for the Festival of Art and Engineering, 1966, 4 cm de documents textuels et autres documents. Comprend un mémorandum, des schémas et des notes manuscrites par l'ingénieur Fred Waldhauer, décrivant le mode opératoire du « Proportional Control System » (PCS), ainsi que d'autres composants électroniques utilisés dans le cadre de 9 Evenings : Theatre and Engineering, The 69th Regiment Armory (New York, N. Y., États-Unis), 13-23 octobre 1966. La fondation Daniel Langlois pour l'art, la science et la technologie, Fonds 9 Evenings: Theatre and Engineering. 9 EV B3-C6.

(2) 9 Evenings: Theatre and Engineering: Pressbriefing (sic): Remarks / Billy Klüver (September 29, 1966), [4] p. The Daniel Langlois Foundation for Art, Science, and Technology, Collection of Documents Published by Experiments in Art and Technology. EAT C1-27.

(3) Remarks / Billy Klüver, octobre 1967, [1] p. Discours prononcé lors de la conférence de presse pour E.A.T., New York, N. Y., États-Unis, le 10 octobre 1967. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C3-12 / 13; 55.