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Frances Dyson, Et puis ce fut le présent

Une rhétorique qui perdure

Automation House, The New York Times, 1970
Les trois phases de la rhétorique

1) Les débuts


Au tout début d'E.A.T., Klüver insiste sur le potentiel transformateur, non seulement de l’art et de la science, mais de la culture dans son ensemble grâce aux collaborations entre artistes et ingénieurs. Il n’est pas le seul à le croire. En 1967, John Pierce, le directeur exécutif des Bell Telephone Laboratories (qui collabore étroitement avec Klüver lors de 9 Evenings), écrit : « La technologie est à l’origine du confort matériel de notre époque. L’homme ne peut vivre sans art. [...] L’art ne peut certainement pas ignorer ou rejeter une force aussi puissante que la technologie. Et la technologie ne devrait pas exister sans l’art. La technologie est un outil que nous devrions utiliser à des fins sociales et créatives. » (1)

Or, même les premières déclarations de Klüver à propos d'E.A.T. sont truffées de métaphores et de sentiments contradictoires : alors que les collaborations devaient se produire de façon « organique », E.A.T. est considéré comme un « transducteur »; encore plus, les industries doivent « ouvrir leurs portes aux artistes », mais, en même temps, une sorte de barrière protectrice est nécessaire entre les deux. Enfin, dans l’ensemble de ses aspirations et objectifs, E.A.T. doit se montrer à la fois idéaliste et pragmatique, conceptuel et factuel, esthétique et technique, pratique et visionnaire. Par ailleurs, autant dans les textes de Klüver que dans les projets et pratiques d'E.A.T., le mode de combinaison de ces éléments souvent antithétiques n’est pas explicite. (2)

Ce flou témoigne du climat culturel dans lequel E.A.T. prend naissance. À cette époque, le mouvement « art et technologie » est une entreprise totalement inédite, et la première manifestation d'E.A.T., 9 Evenings, pose de nombreuses difficultés (c’est le moins qu’on puisse dire) tant sur le plan de la conception que de la réalisation. La nouveauté de l’événement représente autant une source d’angoisse que d’exaltation, et Klüver tente souvent de naviguer entre les deux. C’est ce qui l’amène à faire des déclarations ambiguës telles que : « La technologie est déjà belle, elle n’a pas besoin des artistes pour le devenir. » (3) Alors que Klüver espère redéfinir les notions d’« art » et de « technologie », il semble qu’il les confonde tout simplement la plupart du temps.

2) La technologie pour le plaisir

Dans la deuxième phase de sa rhétorique, E.A.T. met de l’avant les aspects éthiques, environnementaux et sociaux du changement technologique, tout en insistant sur le rôle de l’individu. Klüver énonce ces enjeux de la façon suivante : « Nous ne pouvons plus nous présumer innocents quant aux conséquences humaines et sociales découlant du changement technologique. » Même si cet aveu semble manquer de suite, il n’en appelle pas pour autant à la justice sociale ou à des mesures visant à stopper la dégradation de l’environnement, la mise au point de nouveaux systèmes d’armements, ou le déséquilibre planétaire causé par l’avancement de la technologie au cours des dernières décennies (les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki). Klüver souhaite plutôt orienter cette toute nouvelle conscience vers « la quête d’une technologie axée sur le plaisir et le divertissement », et qui, ultimement, « entraînerait l’élimination de toute distinction entre le travail et les loisirs. » (4) Il reprend ainsi la grande promesse d’après-guerre selon laquelle la technologie favoriserait l’augmentation du temps de loisirs. Dans les années 1990, cette promesse est sapée par la technologie sans fil rendant possible l’intégration du travail à tous les aspects de la vie, selon une conception du travail « partout et en tout temps ». Klüver contribue ainsi à réorienter les perturbations provoquées par ce changement technologique majeur vers la quête du bonheur, qui, dans les années 1970 — l’âge d’or du capitalisme —, allait se traduire en culture de consommation.

Il est difficile de savoir si les déclarations de Klüver s’adressent uniquement aux compagnies susceptibles de financer ses projets, ou si elles expriment ses convictions profondes, ou si elles constituent les prémisses d’un [paradigme] philosophique incluant ses hésitations et ses contradictions. En 1968, alors qu’il tente peut-être de mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses projets, et d’apaiser les réactions technophobes, Klüver publie une liste d’axiomes sur la technologie. Il commence ainsi : « Afin de nous convaincre que la technologie est une force positive, nous devons calmer nos appréhensions voulant que la technologie soit un véhicule de répression, d’uniformisation et de contrôle de l’individu. » (5) Qui avait besoin d’être convaincu, peut-on se demander? Considérés d’un point de vue contemporain, à l’heure de la postmondialisation, les propos de Klüver paraissent à la fois naïfs et empreints d’une vision déterministe de la technologie. Mais du même coup, ils ne sont pas tant éloignés de ceux qui, actuellement, défendent la mondialisation et les nouvelles technologies.

3) Écologie et environnement

Alors qu'E.A.T. prend de l’expansion en ouvrant des chapitres à l’échelle régionale, nationale et internationale, et en s’engageant dans des projets humanitaires, environnementaux, éducatifs, portant sur les communications de masse et le développement du tiers-monde, les relations entre l’artiste et l’ingénieur, et entre « l’art et la technologie », gagnent aussi en complexité. L’engagement des artistes dans la poursuite des idéaux de la démocratie technologique par le truchement d’initiatives telles que « Projects Outside Art », vise à « utiliser la technologie récente pour améliorer la qualité esthétique de la vie dans les zones urbaines développées à travers le monde. » (6) À bien des égards, cette entreprise s’avère à la fois louable et une arme à double tranchant. Elle permet, et encourage même, une critique de la technologie et du pouvoir industriel, tout en situant cette critique au sein du processus de création artistique. La conception de l’artiste comme travailleur aux prises avec l’ordinaire et le banal amène les artistes à confronter la particularité de leur rapport au quotidien. (7)

Les préoccupations d’ordre environnemental, accompagnées du désir d’associer (et d’intégrer) la technologie à l’environnement, donnent lieu à quelques-unes des métaphores les plus durables pour conceptualiser la technologie et les œuvres proto-immersives créées à la fin des années 1960 et au début des années 1970. En 1968, Klüver établit un lien explicite entre l’art, la technologie et l’environnement :

« Une compréhension de l’interaction entre l’individu et la technologie, et de la technologie en tant que ressource "naturelle", peut offrir un point de départ pour analyser et résoudre les problèmes d’écologie humaine et de développement social. » (8)

De cette manière, E.A.T. s’aventure au-delà des limites du monde de l’art, et devient un modèle pour supprimer ce qu’on appelle maintenant le « fossé numérique ».

Mais Klüver s’intéresse également aux problèmes d’environnement locaux ainsi qu’à une perception nouvelle du rôle de l’« esthétique ». En octobre 1970, il lance une proposition en vue d’un événement intitulé « Esthetics: A Symposium Sponsored by EAT », qui se tiendrait à l’Automation House:

« C’est en nous engageant dans des projets environnementaux que nous sommes devenus de plus en plus conscients de l’importance de l’esthétique dans ce genre de situations […] La plupart des conflits les plus complexes et les plus troublants peuvent être attribués à des préjugés esthétiques, qu’ils soient d’ordre personnel ou professionnel. Ces partis pris demeurent la plupart du temps cachés, ignorés ou masqués par d’autres formes de considérations (économiques, politiques, techniques, culturelles, psychologiques, etc.). Le but de ce symposium est de fonder la validité d’une prise de décisions d’ordre esthétique dans ce genre de situations [...] » (9)

Ici, la notion d’environnement s’étend pour inclure non seulement de nouveaux lieux physiques, mais de nouvelles définitions de l’esthétique — terme qui permet de subsumer les sphères économiques et culturelles au sein d’un cadre artistique. Il est toutefois difficile de savoir ce que Klüver signifie par « esthétique », et la liste des artistes invités au symposium ne nous en dit pas plus long. (10)

Frances Dyson © 2006 FDL

(1) Nous avons créé une fondation nommée « Experiments in Art and Technology » dans le but de mettre en contact artistes et ingénieurs et de convaincre l’industrie d’ouvrir ses portes aux artistes [...]. Le but ultime d’E.A.T. sera d’agir comme transducteur entre l’artiste et l’industrie, de protéger l’artiste de l’industrie, et l’industrie de l’artiste, de transformer les rêves de l’artiste en projets techniques réalistes. » Extrait de: Klüver, Billy, « Interface: Artists/Engineers », E.A.T. Proceedings, No. 1 (Apr. 21, 1967), p. [1-23]. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. Une autre citation de Klüver : « La raison d’être d’« Experiments in Art and Technology » est de favoriser un travail qui ne soit préconçu ni par l’ingénieur, ni par l’artiste, mais qui résulte de l’exploration de l’interaction humaine entre les deux. » dans « Experiments in Art and Technology Announces a Competition for Engineers and Artists… », The New York Times (Nov. 12, 1967), p. [?].

(2) « Selon un certain point de vue, nous demanderions aux artistes d’entrer en relation avec les ingénieurs et les scientifiques afin de « rendre notre environnement plus agréable. » Le but de cette interaction ne serait donc qu’« esthétique. » Je crois que la technologie est déjà belle, elle n’a pas besoin des artistes pour le devenir. » Extraits de: [Lettre à Boyd Compton (Rockefeller Foundation)] / Billy Klüver, 24 mars 1966, [2] p. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C1-12 / 2; 12.

(3) Sample of Artist’s Technical Proposals / Experiments in Art and Technology, mai 1967, [9] p. Descriptions de projets. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology . EAT C3-4; 47.

(4) Remarks / Billy Klüver, octobre 1967, [1] p. Discours prononcé lors de la conférence de presse pour E.A.T., New York, N. Y., États-Unis, le 10 octobre 1967. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C3-12; 55.

(5) The Ghetto and the Technical Community : an Opportunity for Challenge / Billy Klüver, été 1968, 13 p. Tapuscrit. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C4-16 / 13; 86.

(6) A Report on E.A.T. Activities / Experiments in Art and Technology, 1er juin 1970, [23] p. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C10-1 / 13; 177. Parmi les exemples cités, on trouve le projet d’émissions télévisuelles pour l’Inde, et le projet « Artistes en Inde » qui vise « à élargir les champs d’intérêt de la communauté artistique américaine et à permettre aux jeunes artistes indiens de collaborer avec des artistes américains. » Un document dresse la liste des sources de financement potentielles pour ces projets : des firmes de relations publiques telles que Cosmo PR, qui crée l’image de marque pour de grandes compagnies; des compagnies reliées au monde de l’industrie (le Productivity Center, par exemple, qui était à la recherche de contenu pour ses publications, et voulait encourager la créativité au sein de l’industrie); la All-Japan Agricultural Association; et enfin, la Union of Japanese Scientists and Engineers, Inc. Voir : Structure and Support for E.A.T. Japan : Report on a Meeting Between T. Asada and F. Nakaya / Experiments in Art and Technology, 29 août 1970, [4] p. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C10-15 / 5; 191. D’autres projets et propositions portent sur l’agriculture durable (par exemple, le projet City Agriculture, qui vise à « créer des systèmes d’environnements autosuffisants permettant de pratiquer l’agriculture en milieu urbain sur une grande échelle. ») Pendant ce temps, le chapitre de E.A.T. à Los Angeles — qui avait été chargé de construire le dôme en miroir du pavillon Pepsi — s’entretient avec le milieu de l’industrie et planifie le projet Art, Science and Industry au California Institute of Technology (CalTech). Les autres compagnies participantes sont IBM, Videotronics, Scientific Data Systems, Computer Image Corporation et Glendale Federal Savings. Voir: E.A.T. Report 1970 : Los Angeles / Experiments in Art and Technology, 18 septembre 1970, [5] p. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C10-17 / 6; 193.

(7) Tomkins, Calvin, « Outside Art », in Pavilion, sous la direction de Billy Klüver, Julie Martin et Barbara Rose, New York, E. P. Dutton, 1972, p. 8, p. 127. Au sujet des artistes en tant que travailleurs Calvin Tomkins, par exemple, note l’acharnement avec lequel les vendeurs locaux près du pavillon Pepsi à l’Expo 70 combattent le brouillard merveilleux, mais parfaitement opaque de l’environnement créé par Fujiko Nakaya. Dans le tumulte des premiers jours de l’ouverture du pavillon Pepsi, Klüver songeait à élaborer des projets qui répondraient aux besoins des pays en voie de développement. L’un de ces projets, le « Anand project », consistait à créer un programme de télévision éducative par câble pour aider les membres d’une grande coopérative laitière en Inde à améliorer le processus de transformation et de distribution du lait extrait de leurs buffles.

(8) Technology and the Individual: a Proposal for a Research Program / Billy Klüver, 24 juillet 1968, [4] p. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C4-17 / 4; 87.

(9) Esthetics: a Symposium Sponsored by E.A.T. / Experiments in Art and Technology, 10 juin, 1970, [1] p. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C10-2; 178.

(10) Voir : Projects Outside Art : Esthetics Symposium / Experiments in Art and Technology, 15 juillet 1970, [3] p. Demande de subvention. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C10-11 / 3; 187.