Tudor et son bruit blanc
Avec
Bandoneon! (a combine) (1), David Tudor non seulement ouvre une nouvelle avenue dans le domaine de l’art sonore — le son (ou timbre) poussé à l’extrême (bruit blanc) et transformé en lumière —, mais pour la première fois il se présente comme un « compositeur ». Auparavant, il s’était plutôt fait connaître comme interprète virtuose. Dans une note brève et obscure à propos de
Bandoneon!, Tudor donne quelques indices en vue de comprendre sa pièce et, pour la première fois, il établit une différence entre son style de composition et celui de son collaborateur de longue date, John Cage :
« Note pré/postopérationnelle —
Bandoneon! son/image tend à l’oscillation complète (on peut découvrir une différenciation à l’intérieur du bruit blanc lorsqu’on l’approche... c’est du théâtre, l’interprète active des médias interactifs, explore... »
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Lors d’une discussion avec Billy Klüver et Barbro Schultz Lundestam quelques années après
9 Evenings, Tudor explique :
« Alors, imaginons une gamme où il y a le timbre parfait à une extrémité, et le bruit blanc à l’autre, et [...] si je pressais sur plus de trois notes à la fois [sur le bandonéon], j’obtenais du bruit blanc, et je pouvais l’augmenter pour changer la couleur ou le diminuer en relâchant certains boutons. »
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La pièce
Variations VII de Cage est essentiellement un montage sonore en temps réel : les sons apparaissent de façon simultanée aussi bien que séquentielle pour créer la forme, sinon le contenu, d’un « récit sonore. » En revanche,
Bandoneon! de Tudor se présente comme un mur sonore, une sorte de bruit blanc qui vide le son de tous les niveaux de sens à l’œuvre dans les montages de Cage, avec leur mise en valeur de sons ordinaires et trouvés. Pourtant, le « son » du bandonéon perd aussi un peu de sa signification : durant la performance de
9 Evenings, l’instrument produit des sons (filtrés et transformés, puis réverbérés par l’acoustique de l’Armory) tout en déclenchant simultanément la projection d’images sur un grand écran au fond de la « scène. »
Alors que la raison motivant Tudor à utiliser le bandonéon et à composer pour cet instrument est explicite (cela lui permet de produire et de jouer avec du bruit blanc) sa curiosité à l’égard du bruit blanc relève de la spéculation. Pour en revenir à l’énigmatique note « pré et postopérationnelle » mentionnée plus haut, il semble que si le son/image produit par l’instrument tend vers l’oscillation complète, et si l’on « peut découvrir à l’intérieur » sa différenciation, alors Tudor présente peut-être un paradoxe sonore : la possibilité de discerner un timbre ou une différence à l’intérieur du bruit, l’atomisation du bruit au point où il cesse d’être défini par la négative et devient musique, un matériau susceptible d’être interprété.
Tudor amorce donc sa carrière officielle de compositeur en partageant l’environnement électronique et l’esthétique sonore développée par Cage, mais aussi en s’y dégageant.
Bien qu’il ait effectué une première fois ce passage d’interprète à compositeur lors de la création de
Fluorescent Sound, une pièce accompagnant l’exposition d’un tableau de Robert Rauschenberg au Moderna Museet (Stockholm, Suède) en 1964, c’est seulement lors de
9 Evenings que Tudor se désigne en fait comme un compositeur. « J’hésitais à le faire, et la première fois que je me suis présenté en tant que compositeur, c’était en 1966 durant l’événement
9 Evenings for (sic) Theatre and Engineering. » Même si Tudor affirme alors : « un jour, je me suis réveillé et j’ai compris que je ne jouerais plus jamais du piano », il est évident qu’il trouvait le son électronique beaucoup plus intéressant. « La technologie électronique ouvre un monde d’imaginaires sonores inédits, et s’avère tout aussi exigeante que le piano. »
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David Tudor, Bandoneon! (a combine)
Dans le programme de
9 Evenings: Theatre and Engineering, Tudor décrit sa pièce comme « une combinaison de circuits audio programmés, de haut-parleurs mobiles, d’images de télévision et d’éclairages, activée par un instrument. »
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Lors de la performance, le bandonéon, instrument de la famille de l’accordéon, émet des sons qui agissent également comme signaux déclenchant des « spectres sonores différenciés (obtenus par voie de modulation et par la construction de haut-parleurs spéciaux) afin de produire des images visuelles [et] d’activer des systèmes de programmation permettant de contrôler l’environnement audio-visuel. »
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Évoquant les images visuelles conçues par Lowell Cross, et le système permettant de contrôler l’environnement audio-visuel inventé par Bob Kieronski, de même que le « système de contrôle proportionnel » de Fred Waldhauer, Tudor complète cette description plutôt technique en disant : «
Bandoneon! ne fait appel à aucune méthode de composition; lorsque je la déclenche, l’œuvre se compose d’elle-même à partir de sa propre nature instrumentale composite. » Ses notes manuscrites mentionnent également « les haut-parleurs instrumentaux actionnés par un matériau de Mauricio Kagel —
Alle Rechte vorbe halten — sous forme d’application audio-visuelle automultiplicatrice (vers la « renaissance du bruit blanc » [...]. »
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Rédigée de toute évidence avant l’événement, cette obscure description témoigne de l’intérêt de Tudor pour deux formes de composition qui allaient devenir les traits distinctifs de la musique par ordinateur et de l’art « génératif » de prochaines décennies. Tout d’abord, il voulait utiliser le son à la fois comme un matériau en soi et comme un outil — un peu à la manière du protocole MIDI — pour déclencher d’autres médias et ainsi produire un événement multimédia. Ensuite, il s’intéressait à « l’écologie médiatique complexe » issue de la rétroaction entre les médias. Dans des notes écrites quelques années plus tard (en 1973), Tudor explique : « Le traitement et la programmation sonores, de même que tous les logiciels, devaient contribuer à cette tendance (imprévisible) vers l’oscillation — y compris la multiplication des circuits. »
(8) Cette « tendance imprévisible » suggère le concept d’« émergence », si déterminant pour les œuvres d’art autogénératrices et le discours sur la vie artificielle à venir. Concept qui annonce la création d’événements imprévus et non programmables, générés par l’opération du système même.
« Ma première idée pour
9 Evenings était de présenter la ‘composition en forme de bande de Möbius’ de mon ami Mauricio Kagel,
Alle Rechte vorbe halten, en n’utilisant que du bruit blanc comme source identifiée, déclenchée, etc. de façon complexe par un quelconque instrument. L’idée est tombée d’elle-même en anticipant la technologie accessible sous peu et son potentiel de création de bruit blanc à partir de rien.
Ce qui se produit lorsqu’un interprète échantillonne deux médias en même temps (et ce à quoi m’avait initié l’œuvre ‘Musica Instrumentalis’ de Lowell Cross) a contribué à la mise en place et à la présentation de la performance : la rétroaction provenant d’un seul interprète, nul besoin de composition. C’est du théâtre : en activant des médias interactifs, l’interprète devient l’instigateur d’un environnement indéchiffrable. »
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Comme Cage, Tudor pense que la technologie électronique possède en elle-même une force égalitaire permettant « à l’homme ordinaire [de] devenir un musicien — chaque individu, son propre musicien. Cela doit arriver [...] et l’électronique est une manière d’y parvenir. »
(10) Mais l’intérêt de Tudor pour les mécanismes de rétroaction et les compositions auto-génératrices diffère grandement de la performance d’éléments sonores en direct donnée par Cage lors de
9 Evenings. Mis à part la réverbération produite dans l’Armory, le son créé par Tudor provenait d’un timbre (émis grâce au bandonéon) qui agissait aussi comme signal. De plus, le « récit sonore » de Cage — sous forme d’assemblage/montage — embrasse le monde extérieur, alors que le mur sonore de Tudor, empreint d’un formalisme à la fois aléatoire et circonscrit par la technique, évoque une forme d’insularité.