Veuillez patienter pendant que nous traitons votre requête
Veuillez patienter...

Frances Dyson, Et puis ce fut le présent

Art et technologie

Per Biorn et Billy Klüver, 1966
Artistes et ingénieurs

Artistes


Les collaborations entre artistes et ingénieurs représentent l’une des caractéristiques de 9 Evenings et d'E.A.T. Or, les commentaires formulés par les artistes participants révèlent qu’ils étaient aux prises avec d’importants et persistants problèmes techniques au cours de leurs projets. La difficulté de s’entendre sur des questions de base, tant sur le plan technique qu’artistique, témoigne du fait que, jusqu’à un certain point, ni les ingénieurs ni les artistes ne comprenaient ce que l’un ou l’autre tentait d’accomplir. Alex Hay résume ainsi la situation : « Je ne cessais de répéter qu’on ne savait pas vraiment quoi demander, mais surtout, qu’on ne pouvait rien demander, car on ne savait pas quoi demander. » (1)

Même si la performance de Hay présente de nombreuses difficultés, celui-ci accueille avec reconnaissance l’avis des ingénieurs, qui l’avaient persuadé de « se concentrer sur le son plutôt que sur la mécanique. »

Si plusieurs des artistes participants nourrissent des avis mitigés quant à leur collaboration avec des ingénieurs, les commentaires les plus critiques — parmi ceux exprimés ouvertement — proviennent d’Yvonne Rainer et Deborah Hay, qui considéraient presque la technologie comme un obstacle à l’exécution de leurs œuvres. Hay quant à elle, se montre ouvertement politique en ce qui concerne les questions portant sur la différence sexuelle :

« Les matériaux et l’équipement technique [avec lesquels on travaillait] étaient très « masculins. » Dans l’ensemble, le monde des ingénieurs, de la science et de la technologie est un univers très masculin. [...] C’était un phénomène révolutionnaire, et non quelque chose qui aurait simplement évolué, qui aurait émergé, qu’on aurait forcé et assemblé. » (2)

Lors d’une entrevue avec Yvonne Rainer, Alfons Schilling remarque : « J’ai le sentiment que vous avez créé votre pièce non pas grâce à la technologie, mais en dépit de la technologie. » Et Rainer de répondre: « Je partage ce sentiment; le seul élément technologique important était probablement les walkies-talkies, [qui] dans un sens, n’étaient pas essentiels. » (3)

La technologie toujours défaillante, le manque de temps de répétition, le fait de travailler avec des ingénieurs (qui nourrissaient une vision du monde très différente) et d’œuvrer en terrain inconnu représentaient certes des difficultés. Mais s’ajoutaient les problèmes causés par les attentes irréalistes reposant sur la pré-publicité et les présupposés associés à la technologie voulant qu’elle rende tout possible... Deborah Hay mentionne que le public, et les gens en général, considéraient l’événement comme le début de l’aventure « art et technologie », l’approchant selon elle avec une certaine « avidité ». Ils semblaient dire : « Okay, montrez-moi ce que vous avez! » Comme si les œuvres faisaient déjà partie du marché de la consommation, comme s’il s’agissait d’une foire commerciale ou d’un cirque (ainsi que le mentionnaient plusieurs spectateurs).

Ingénieurs

Les artistes de même que les ingénieurs investissent beaucoup de temps à titre bénévole dans le projet, surtout pour la conception et la construction du « Theatre Environmental Modular Electronic » (TEEM). Per Biorn, l’un des principaux ingénieurs associés au projet, témoigne de l’empressement des artistes à apporter leur aide :

« J’ai été impressionné par le nombre d’artistes qui entraient et regardaient; on leur donnait une paire de pinces, et ils passaient la journée à fabriquer des câbles. On a même ‘recruté’ Cage. » (4)

Des ingénieurs et des techniciens des laboratoires Bell travaillent aussi bénévolement durant leurs temps libres, jusqu’à ce qu’il devienne évident que l’équipement ne serait pas prêt à temps pour l’événement. Ce qui amène John Pierce à libérer les ingénieurs de sa division, afin qu’ils puissent se consacrer à temps plein au projet.

Des deux côtés, il y a donc eu un énorme investissement de temps. Les performances créées n’étaient pas simplement le fruit de circonstances fortuites, mais le résultat d’un travail minutieux et de longues heures épuisantes consacrées à des tâches aussi banales que la soudure ou la fabrication de câbles. Compte tenu de tout cet investissement, Biorn, tout comme d’autres artistes, se montre déçu de l’absence d’explications sur les œuvres lors de leur présentation, car le public ne pouvait distinguer ce qui faisait vraiment partie de la performance de ce qui constituait un accident ou une erreur :

« Billy [Klüver] et Bob [Rauschenberg] s’étaient entendus pour qu’on présente le travail sans rien expliquer. [...] Mais je pensais à l’époque que si on avait fourni un minimum d’explications, la critique aurait été moins sévère [et qu’on n’aurait pas eu à subir des commentaires du genre], « disharmonie à l’Armory. » (5)

Aussi, plusieurs ingénieurs se sentent brimés par le principe de Klüver, encore en vigueur aujourd’hui dans les collaborations entre artistes et ingénieurs exposé comme suit : « l’ingénieur ne doit jamais imposer une forme artistique à l’artiste; il doit laisser à l’artiste le soin de poser les questions pertinentes au sujet de la technologie, et puis, l’ingénieur doit essayer de résoudre les problèmes relevant de la faisabilité en tentant de ne jamais décourager les demandes de l’artiste. » (6) Selon l’ingénieur Robby Robinson, il s’agissait là d’une source de tension : « Cela ralentissait le processus de rapprochement avec l’artiste. Même à deux semaines de l’ouverture de l’événement, j’entendais beaucoup trop d’ingénieurs se plaindre de ne pas comprendre ce que l’artiste essayait de faire ou d’exprimer. » (7) Alors que les ingénieurs « couraient comme des fous à la recherche de pinces alligator, de fers à souder, d’oscillateurs d’essai, d’oscilloscopes, etc. », les artistes bien souvent restaient immobiles et regardaient. « Mais jamais les ingénieurs n’exprimaient leurs doutes devant les artistes. Le refrain était toujours le même : ‘Tout va bien’. Comme c’était loin d’être vrai! » (8) Robinson résume ainsi le dilemme :

« L’ingénieur, en raison de sa formation et son milieu, s’intéresse à la théorie des ouvrages de référence et à la précision du laboratoire. Il évalue la majeure partie de son existence technique et sociale à la décimale près. Il peut facilement formuler des hypothèses sur toutes les situations visant l’équilibre et l’harmonie, mais il abhorre instinctivement toute forme de distorsion et de déséquilibre, à moins que cela ne serve à quelque chose de précis. Alors comment peut-il trouver un terrain d’entente avec l’artiste, cet animal philosophique dont les dispositions innées heurtent facilement celles qu’un ingénieur, par définition, doit posséder? » (9)

TEEM

Si les performances de 9 Evenings ont pu s’enchaîner, c’est grâce à l’ingénieur Billy Klüver, à l’artiste Robert Rauschenberg, et à une toute nouvelle invention technologique construite sur le modèle de la console téléphonique. À l’époque, on présente le Theatre Environmental Modular Electronic, ou TEEM, comme le « premier système d’environnement électronique jamais créé pour le théâtre; [il comprend] 289 éléments : amplificateurs électroniques portables, égalisateurs, transmetteurs, récepteurs, système de contrôle à distance, et système de contrôle proportionnel. Il permet de contrôler à distance et simultanément un grand nombre de sons, d’éclairages et de mouvements d’objets. » (10)

L’analogie avec la console téléphonique n’est pas totalement erronée. Le TEEM évoque bien une phase antérieure de l’histoire de l’art et de la technologie, à l’époque où un public ahuri découvre le téléphone tandis que les futuristes imaginent un espace électrique et que les « spirites » forgent des métaphores pour évoquer un contact avec « l’autre monde » grâce à un « téléphone sans fil ». Même si le téléphone était devenu une chose suffisamment commune en 1966 dans le monde de l’art pour ne pas être associé à quelque phénomène occulte, mystique ou éthéré, son pouvoir et son mystère, au moins dans la culture populaire, restaient entiers. En témoignent les émissions de télévision du début des années 1960 telles que The Twilight Zone et The Outer Limits.

L’« environnement » activé par le TEEM donnait à voir de façon concrète plusieurs des particularités relevant du monde de l’occulte et de l’éthéré. Les objets bougeaient par eux-mêmes, l’invisible devenait visible, le son et la lumière semblaient surgir de nulle part, la noirceur devenait totale, et l’inattendu survenait : la coïncidence, l’étrangeté, l’absurde et la catastrophe cohabitaient. Mais, plus que tout, la technologie était représentée simultanément comme un espace, une atmosphère et une force de vie.

Dans ce contexte, le couplage du son et de la technologie agit comme une sorte de métaphore pour « l’art et la technologie », tout en ajoutant un autre élément cohérent dans la série de performances. De nombreux artistes participants ont utilisé le son comme point de départ, car il leur permettait d’actualiser plusieurs de leurs idées sans avoir de trop grandes exigences techniques.

Frances Dyson © 2006 FDL

(1) Entretien avec Öyvind Fahlström / intervieweur: Alfons Schilling, 1966, 1 bande sonore (40 min) : analogique; 18 cm, original. Experiments in Art and Technology. Records 1966-1993, Research Library, The Getty Research Institute, Los Angeles, California (940003). Transcriptions de l’auteur.

(2) Entretien entre Alex Hay et Alfons Schilling / Alfons Schilling, 1966, 1 bande sonore (44 min) : analogique; 18 cm, original. Experiments in Art and Technology. Records 1966-1993, Research Library, The Getty Research Institute, Los Angeles, California (940003). Transcriptions de l’auteur.

(3) Entretien avec Öyvind Fahlström (21 min.) et Yvonne Rainer (19 min.) / Alfons Schilling, 1966, 1 bande sonore (40 min): analogique; 18 cm, original. Experiments in Art and Technology. Records 1966-1993, Research Library, The Getty Research Institute, Los Angeles, California (940003). Transcriptions de l’auteur.

(4) Rose, Barbara, « Art as Experience, Environment, Process », in Pavilion, sous la direction de Billy Klüver, Julie Martin et Barbara Rose, New York, E. P. Dutton, 1972, p. 8-9, 93. Tomkins, Calvin, « Outside Art », in Pavilion, sous la direction de Billy Klüver, Julie Martin et Barbara Rose, New York, E. P. Dutton, 1972, p. 134.

(5) What Really Happened at The Armory / Robby Robinson, 16 mars 1967, 44 feuillets. Experiments in Art and Technology Records, 1966-1993, Research Library, The Getty Research Institute, Los Angeles, California (940003).

(6) E.A.T. Proposal for Ten Exhibitions at Automation House / Experiments in Art and Technology, 17 mars 1969, [2] p. Descriptions de projets. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C5-13 / 2 ; 106.

(7) Ibid.

(8) Sample of Artist’s Technical Proposals / Experiments in Art and Technology, mai 1967, [9] p. Descriptions de projets. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C3-4 ; 47.

(9) What Really Happened at The Armory / Robby Robinson, 16 mars 1967, 44 feuillets. Experiments in Art and Technology Records, 1966-1993, Research Library, The Getty Research Institute, Los Angeles, California (940003).

(10) Nine Evenings: Theatre and Engineering : Technology For Art’s Sake / Ruder and Finn, 28 septembre 1966, [4] p. Communiqué de presse. La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology. EAT C1-26 ; 26.