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Contrainte / Restraint

Une exposition produite par Le Groupe Molior


Pannes historiques et dystopies urbaines, par Miguel Zegarra

Éteindre, enregistrer, diffuser et allumer une ville

D’après le dernier recensement national, 27,8 % de la population du Pérou serait concentrée à Lima, laquelle compte 7 695 742 habitants pour une superficie de 2 812 km2 (0,2 % du territoire péruvien) (1). En raison d’un processus accéléré de migration et d’un débordement démographique, la ville s’est étendue en créant d’importants pôles de développement en peu de décennies (2). Au milieu de cette croissance accélérée, un chaos prend forme dans l’idiosyncrasie nationale, enraciné dans des processus de migration interne dus à une récente histoire de violence, et configure cette ville comme synthèse du Pérou : un modèle de société civile dissociée de l’État (3) dans lequel cohabitent des formes hybrides de développement et de modernité.

Ce processus a mené à une transformation radicale du paysage urbain. Des environnements de pauvreté extrême et de richesse coexistent, des édifices historiques sont recyclés en constructions improvisées, et l’accès massif aux technologies s’effectue par l’intermédiaire de cabines informelles d’Internet, de produits pirates et du recyclage électronique.

Le recyclage des technologies et de l’information est une des caractéristiques qui définit les arts médiatiques péruviens. Les différentes zones de Lima dédiées au recyclage technologique configurent une topographie cyber-punk, où les ingénieurs électroniques informels vendent des robots à côté de montagnes de pacotille électronique. Ces « laboratoires publics » de matériaux et d’idées sont concentrés dans le centre de la ville (4).

Panne de courant

Il est difficile d’imaginer comment des œuvres d’art électroniques auraient pu fonctionner dans le Pérou des années 1980. Les attentats terroristes constants contre les tours d’électricité auraient fait en sorte que celles-ci se seraient allumées et éteintes de façon intermittente, jusqu’à être paralysées.

Entre les années 1980 et 1990, sévissait un processus de guerre interne auquel Lima tournait le dos. Le premier contact avec la violence fut médiatique, à partir de la presse et de la télévision. Ensuite le conflit s’empara de la ville, transformant les rues en territoires de violence et de mort. Matari 69200, de Rolando Sánchez, explore l’expérience médiatique de la chose publique dans l’espace privé, en faisant allusion à un imaginaire et à une mémoire générationnels. La génération des artistes réunis dans Contrainte / Restraint a vécu une réclusion dans l’espace privé entre des écrans (allumés puis soudainement éteints par des explosions) qui montraient des jeux vidéo et des dessins animés, en alternance avec des bulletins d’information annonçant l’hyperinflation, des épidémies, des génocides et la destruction (5).

Paranoïa

1990 fut la décennie d’un régime politique qui a débuté et qui s’est terminé sur vidéo. Premièrement, l’arrestation d’Abimael Guzmán, dirigeant du groupe terroriste du Sentier lumineux, et la diffusion d’un enregistrement vidéo de ce dernier dansant sur Zorba le Grec avec les membres de son organisation. Lorsque la décennie a pris fin, une autre vidéo, celle du pot-de-vin du conseiller présidentiel Vladimiro Montesinos à un parlementaire, enregistrée par le Servicio de Inteligencia (Service du renseignement) puis diffusée par la télévision ouverte (6). La diffusion massive de cet enregistrement a changé le cours de l’histoire, dévoilant un réseau de corruption politique et médiatique.

Deborah Poole décrit le contrôle d’un État aux « mille yeux », omniprésent et omniscient. Au début des années 1990, il était fréquent de voir à la télévision des tournages tant d’individus suspects que de terroristes connus déambulant dans les espaces publics de Lima. Avec ces tournages, on tentait de faire entrer dans les foyers l’idée qu’aucun individu se déplaçant dans les rues ne serait capable d’échapper aux yeux de l’État. Par ce type de reportages, le régime de Fujimori cherchait à transmettre l’idée que l’État possédait non seulement une capacité illimitée de surveillance, mais également un contrôle indistinct sur ce qu’il nous permettait de voir ou non (7).

Dans Stereo Reality Environment 3: Brutalismo, José Carlos Martinat s’approprie une architecture emblématique de la surveillance et du pouvoir (8). L’artiste génère de nouvelles informations en s’infiltrant symboliquement dans le réseau de contrôle de l’information du « Petit Pentagone », siège du Service du renseignement de l’armée et du système de corruption politique. La paranoïa du contrôle se reflète dans le lancement automatique de l’information aléatoire cherchée dans le réseau, qui tombe imprimée sur nos mains.

Il résulte de cette logique de surveillance exercée par l’État et de la conception de l’espace public comme lieu de violence que nous, habitants de Lima, vivons dans un état d’extrême paranoïa et de peur. Dans la ville, les parcs et les places sont en train de disparaître. À cela s’ajoute la privatisation des espaces publics conformément à des critères élitistes, qui nous confronte à une « culture de ghetto et d’apartheid » dissociée d’une métropole en croissance. De nombreuses rues sont bloquées par des clôtures qui protègent la sécurité de maisons converties en petits bunkers sous la responsabilité de surveillants désarmés. Le « huachimán » (hispanisation péruvienne de watchman) surveille les propriétés à partir d’une cabine improvisée et précaire sur le trottoir. Des modèles urbains se constituent ainsi, favorisant les attitudes de renfermement et de méfiance.

Comme les « huachimanes », les arbustes de Gabriel Acevedo dans la vidéo Parálisis ont le tronc restreint par le ciment, mais s’agitent encore et attirent notre attention, faisant savoir qu’ils nous surveillent depuis leur lieu confiné. Le tremblement de ces arbustes, contrôlés de la racine à la cime, semble reproduire l’état psychique des citoyens et leur sentiment de paranoïa et de violence contenue.

Allumer la ville

Si les années 1980 et 1990 ont été caractérisées par l’effacement de l’espace public en raison de la violence et des politiques de contrôle, les années 2000 voient apparaître de nouveaux espaces publics dans les lieux de la consommation et les expériences médiatiques. Les grands magasins, les écrans et Internet définissent les nouvelles attitudes sociales. Les nouvelles places publiques sont les centres commerciaux et les lieux de circulation : avenues, autoroutes et chat rooms.

Il s’ensuit que l’expérience des écrans qui définit les pratiques actuelles des arts médiatiques génère à la fois des échappatoires et un positionnement face à une réalité en panne, appréhendée aujourd’hui plus que jamais comme un simulacre transmis. L’art des nouveaux médias s’approprie les interfaces du pouvoir, en les transformant et en revendiquant un nouvel espace public de plates-formes polyvalentes et ouvertes à l’expérience.

Une nouvelle cité faite d’écrans et de flux d’informations, voilà ce qu’illustre Nicole Franchy dans Satellite Cities. La ville est vue sous l’aspect d’un grand écran de circuits électroniques montrant un horizon standardisé et dystopique. Bien que la dynamique interrompue de l’installation nous renvoie à l’isolement de l’expérience médiatique, elle nous offre également un panorama ouvert à notre contrôle : nous nous réapproprions le territoire perdu.

Le contrôle des médias et l’accès à l’information parcourent l’histoire du Pérou de façon intermittente. La manipulation de la réalité par l’intermédiaire des plates-formes médiatiques par les pouvoirs politiques, l’énergie électrique qui s’allume et s’éteint en raison des bombes terroristes, et les enregistrements vidéo effectués en ville et transmis aux systèmes du Service du renseignement de l’État ont constamment servi de stratégies de contrôle et de restriction de l’espace public (9). Les plates-formes massives d’accès à l’information, combinées avec la reformulation de la transmission des enregistrements médiatiques à partir de l’art, ouvrent des chemins vers de nouveaux points de convergence collectifs et imaginaires, vers de nouvelles voies possibles d’exercice du pouvoir.


Miguel Zegarra est né à Lima en 1979 et a fait un baccalauréat en histoire à la Pontificia Universidad Católica del Perú. Depuis 2007, il est commissaire à Vértice Galería de Arte, à Lima. De 2004 à 2006, il a été co-commissaire de l’exposition itinérante internationale intitulée Vía Satélite. Panorama de la fotografía y el video en el Perú contemporáneo, présentée à Buenos Aires, Mexico, Montevideo, Santiago, San José et Lima. Depuis 2004, il est commissaire pour le Festival international d’art vidéo et d’art électronique. Il a été en outre commissaire pour l’installation vidéo de l’artiste Patricia Bueno, qui a représenté le Pérou à la 52e Biennale de Venise, en 2007. Parmi les expositions qu’il a organisées récemment, citons La generación del espectáculo: Arte peruano contemporáneo (Galería Kiosko, Bolivie, 2009); En tránsito al paraíso: Imaginarios de la migración (Vértice Galería de Arte, 2009); La construcción del lugar común (Museo de Arte Contemporáneo, Lima, 2008); et Zona de desplazamientos: Videoarte peruano contemporáneo (MAMba Museo de Arte Moderno de Buenos Aires, 2007). Il a publié dans divers magazines dont Third Text (Londres), Contemporary (Londres), Arte Al Día International (Buenos Aires) et Artmotiv (Lima). Il a récemment fait partie du jury qui a choisi les œuvres représentant le Pérou à la Xe Biennale internationale de Cuenca (Équateur, 2009).

(1) Instituto Nacional de Estadística e Informática (INEI) (Institut national de statistique et d’informatique). Août 2008.

(2) Trois grands cônes urbains – Nord, Est et Sud – ont surmonté l’impact désastreux d’une décennie et demie de violence en se transformant en axes dynamiques de développement économique, avec un usage substantiel des technologies de l’information et de la communication dans les rapports sociaux. José Matos Mar. Desborde popular y crisis del Estado. Veinte años después. Lima: Fondo Editorial del Congreso, 2004.

(3) Ibid., p. 148.

(4) Il convient de souligner la présence d’initiatives institutionnelles récentes dans cette zone, comme Escuelab, laboratoire éducatif et de création expérimentale : http://www.escuelab.org/

(5) L’événement qui a changé radicalement le rapport de la classe moyenne de Lima avec la violence fut l’explosion d’une voiture piégée dans la zone résidentielle de la rue Tarata, dans le district de Miraflores, en 1992. « Ce qui a changé fut le rapport de chacun avec le terrorisme : devenir l’objectif premier plutôt qu’être une cible fortuite. » Max Hernández Calvo et Jorge Villacorta. Franquicias Imaginarias. Las opciones estéticas en las artes plásticas en el Perú de fin de siglo. Lima: Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú, 2002, p. 98.

(6) Les années 1990 ont également été caractérisées par une importante période de production d’art vidéographique péruvien, pratique qui se perd aujourd’hui, remplacée par des propositions d’art médiatique plus sophistiquées.

(7) Deborah Poole. Videos, corrupción y ocaso del fujimorismo. Lima: Instituto de Defensa Legal, 2008.

(8) Durant les années du gouvernement militaire (1968-1979), un style officiel a marqué l’architecture : le « brutalisme ». Son esthétique, fonctionnaliste et reliée au modernisme, était visible dans la construction d’édifices publics. Post-Ilusiones / Nuevas Visiones: Arte Crítico en Lima (1980-2006). Lima: Fundación Augusto N. Wiese, 2006, p. 25.

(9) En faisant référence au réseau de contrôle des médias de communication de masse du gouvernement dictatorial d’Alberto Fujimori, Rodrigo Quijano distingue la répression de toute forme d’expression non manipulable, d’une structure médiatiquement planifiée d’extorsion et de subornation des quotidiens et des chaînes de télévision. Puntos Cardinales 2001. 4 artistas visuales peruanos. Lima: Quidam, 2002.