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Un art contemporain numérique

Conservation, diffusion et marché


Isabelle Riendeau

Titulaire d'un baccalauréat et d’une maîtrise en histoire de l'art de l’Université du Québec à Montréal, Isabelle Riendeau poursuit des études doctorales à la même université en muséologie, médiation et patrimoine. Ses recherches portent sur l’exposition et la médiation des pratiques participatives en art contemporain. Depuis 2009, elle travaille au Bureau d’art public de la Ville de Montréal comme agente de développement culturel et spécialiste de la médiation culturelle pour des projets d’art public. Active depuis 1998 dans le milieu des arts visuels, elle a agi comme chargée de projets auprès de différents organismes culturels (Conseil des métiers d’art du Québec, Musée de Sherbrooke, RCAAQ), directrice de centres d'artistes (Galerie Verticale, ARPRIM) et commissaire d’expositions indépendante et critique d’art.



Le défi d’acquérir une œuvre d’art public numérique

Montréal possède une tradition en art public qui témoigne des différentes époques de son histoire.

Depuis 1809, la Ville de Montréal a acquis une importante collection d’art public de plus de 325 œuvres, que ce soit au moyen de souscriptions publiques, de commandes, de concours par avis public ou sur invitation, ou encore grâce à des dons. Ces œuvres sont réparties dans l’ensemble de la métropole dans des places publiques, des parcs, et également intégrées à l’architecture (dans le cadre de la Politique d’intégration des arts à l’architecture du gouvernement du Québec).

Depuis la création du Bureau d’art public, en 1989, la Ville a relancé l’acquisition d’œuvres contemporaines.

Aujourd’hui, le Bureau d’art public souhaite :

  • poursuivre l'exploration de nouveaux territoires, notamment en encourageant l'interdisciplinarité, laquelle peut se traduire par la participation des artistes à des projets d’aménagement urbain et de paysage;
  • soutenir les nouvelles pratiques artistiques, comme le numérique, ainsi que les pratiques temporaires et éphémères;
  • favoriser la compréhension et l'appropriation de l'art public par les citoyens en leur proposant de nouvelles expériences artistiques urbaines, tant du point de vue artistique que de la médiation.


Avec les œuvres de sa collection d’art public, la Ville peut accroître l’accessibilité à la culture, améliorer le cadre de vie de ses citoyens, participer à une plus grande reconnaissance des arts et des artistes d’ici et faire rayonner la métropole sur les plans culturel et touristique.

Les enjeux liés à l’acquisition des œuvres d’art public

Acquérir une œuvre d’art public est plus complexe que dans le cas d’un musée et pose des défis d’intégration et de conservation tout autres.

Différents enjeux doivent être pris en compte :

  • Le contenu et le thème des œuvres : On ne peut pas tout montrer sur la place publique. Ainsi, on ne voit jamais d’œuvre d’art public de nature discriminatoire, offensante ou à caractère sexuel.
  • La conservation des œuvres : Lorsque exposées à l’extérieur, les œuvres sont livrées aux intempéries et doivent être créées pour durer. Le choix de matériaux pérennes et éprouvés est donc très important pour des œuvres qui vivront dans l’espace public.
  • Le rapport au site ou le contexte : L’œuvre est créée spécifiquement pour ce lieu; l’intégration au site doit donc faire l’objet d’un travail de réflexion et d’une discussion entre différents professionnels si on veut qu’elle soit réussie.
  • La sécurité des usagers : Il importe avant tout de s’assurer que l’œuvre située dans l’espace public ne mette pas en péril la sécurité des usagers et soit conforme aux règles du domaine public (par exemple, pas d’arêtes coupantes ou d’œuvres qui incitent à l’escalade pour les sculptures).


Quelques enjeux et défis liés aux œuvres d’art numériques

Lorsqu’une institution publique comme la Ville de Montréal choisit d’acquérir et d’implanter une œuvre d’art numérique dans l’espace public, des défis d’un autre ordre se posent. Outre les conditions particulières liées à certaines technologies comme la fréquentation d’une place par les usagers, la présentation d’œuvres numériques dans l’espace public soulève des enjeux majeurs que j’ai pu observer au cours de mes recherches préliminaires visant à organiser un premier concours de ce type pour la Ville.

Parmi les plus importants défis rencontrés, soulignons :

  • La durée de vie limitée des œuvres : Comme les technologies évoluent rapidement, les œuvres d’art numériques installées dans l’espace public de façon permanente ont une durée de vie équivalant à celle des ordinateurs, soit environ cinq ans, ce qui fait que les logiciels doivent faire l’objet d’une mise à jour régulière par des spécialistes pour éviter que l’œuvre ne tombe en désuétude.
  • Le coût élevé des dispositifs : Malgré l’intérêt et l’attrait que présentent les œuvres numériques, les institutions comme la Ville de Montréal hésitent à acquérir de telles œuvres en raison de leur coût important et de leur durée de vie limitée.
  • La fragilité relative et la variabilité des dispositifs électroniques : Comme les dispositifs électroniques sont fragiles, il est important de les protéger de façon adéquate ou de les dissimuler, ce qui n’est pas toujours possible dans l’espace public.
  • L’entretien et la maintenance des œuvres : Pour assurer l’entretien physique des dispositifs, il convient de s’entourer de gens compétents qui veilleront au nettoyage sécuritaire des éléments et au remplacement des pièces usagées, lorsque nécessaire. En plus d’investir un montant important pour la réalisation de l’œuvre, l’acquéreur doit donc également prévoir un budget pour sa maintenance par des spécialistes, ce qui comprend généralement la mise à niveau des logiciels, le remplacement des diodes pour les écrans LED, les lampes des projecteurs, etc.
  • Les conditions de présentation de l’œuvre : Parmi les points qui peuvent nuire au fonctionnement de l’œuvre et réduire sa durée de vie, mentionnons les problèmes d’humidité, de climatisation déficiente (causant une accumulation de chaleur), d’accumulation de poussière dans les appareils électroniques, ainsi que le vandalisme.


La première demande d’acquisition d’une œuvre d’art numérique à la Ville de Montréal est venue en 2011 d’Espace pour la vie (plus grand complexe dédié aux sciences naturelles comprenant le Planétarium, le Biodôme, l’Insectarium et le Jardin botanique), qui cherchait à doter le nouveau Planétarium Rio Tinto Alcan d’une œuvre lumineuse et participative.

En prenant comme exemple ce premier projet d’art public numérique, j’illustrerai concrètement le processus d’acquisition du concours tenu par le Bureau d’art public pour le nouveau Planétarium de Montréal. Je discuterai, dans ma conférence, des défis que nous avons rencontrés et des apprentissages que nous avons faits tout au long de la réalisation de l’œuvre Chorégraphies pour des humains et des étoiles, de Mouna Andraos et Melissa Mongiat (Daily tous les jours).

Le processus menant à l’acquisition d’œuvres d’art public comporte plusieurs étapes. Celui-ci s’est échelonné sur environ deux ans.

Avant d’entamer le projet, j’ai procédé à une analyse du site du Planétarium afin de déterminer un emplacement adéquat qui tienne compte à la fois des particularités physiques et des usages du nouveau bâtiment.

Ce travail a été fait par le Bureau d’art public en étroite collaboration avec le Planétarium et les architectes du bâtiment, soit l’agence Cardin, Ramirez, Julien.

Comme la direction d’Espace pour la vie souhaitait proposer des manières novatrices d’occuper l’espace tout en offrant une expérience artistique inédite et dynamique, il a été convenu que soit commandée une œuvre numérique interactive qui animerait l’architecture extérieure du Planétarium en utilisant une partie de sa façade extérieure comme surface de projection, mais qui serait exempte de son. Les artistes devaient également proposer des éléments au sol sur une portion de l’esplanade pour permettre au visiteur d’expérimenter l’œuvre de jour et en toute saison. Ils devaient finalement s’assurer que les matériaux et les techniques privilégiés pour l’œuvre possèdent une durée de vie d’au moins trois ans dans l’espace public.

Toutefois, l’emplacement choisi a imposé plusieurs contraintes techniques aux artistes, la première étant la surface de projection non uniforme, asymétrique, courbée et réfléchissante du revêtement extérieur en acier, et la seconde, la difficulté de trouver un lieu adéquat où installer la régie technique. Pour les éléments placés au sol, les artistes devaient en plus composer avec la présence sur l’esplanade de nombreux arbres, bancs, plantations et sources lumineuses intégrées aux bancs. Pour solutionner ces difficultés, nous avons consulté des spécialistes et fait de nombreux tests sur place. Puisque l’œuvre devait également être conforme aux normes de sécurité édictées pour les espaces publics, un consultant spécialisé en art numérique et en génie électrique a été embauché dès le début du processus de concours. Il fut ainsi décidé de commander une œuvre pour une durée de trois ans, assortie d’un contrat de maintenance pour que la Ville puisse s’assurer de sa capacité à entretenir l’œuvre.

Un jury de sélection composé de sept membres, dont trois experts en art numérique, a ensuite été mis sur pied. L’appel par avis public a alors été lancé auprès de la communauté des artistes en art numérique. Compte tenu de la nouveauté de cette expérience, le Bureau d’art public a ajouté une étape supplémentaire au processus de concours pour permettre le dépôt d’une proposition ou d’un concept préliminaire.

La première étape du processus a permis à six artistes de déposer un concept préliminaire évalué par les membres du jury et un comité technique en fonction de trois critères : l’intérêt de l’approche conceptuelle, l’intégration du projet dans l’espace d’implantation et son impact visuel (soit la variété des expériences de perception et d’interaction par et avec le public). La seconde a permis à trois artistes ou équipes finalistes de développer une proposition étoffée qui a également été soumise au jury et au comité technique. D’autres critères se sont ajoutés pour cette étape visant le choix d’un projet gagnant, notamment le respect des règles de sécurité, les aspects fonctionnels et techniques, la pérennité des matériaux et des technologies pour une période de trois ans, la facilité d’entretien de l’œuvre et le respect de l’enveloppe budgétaire disponible.

Des trois équipes finalistes, c’est celle de Mouna Andraos et Melissa Mongiat (Daily tous les jours) qui a remporté le concours. Intitulée Chorégraphies pour des humains et des étoiles, l’œuvre retenue propose une performance participative qui anime, par projection, la façade extérieure du Planétarium, du côté de l’entrée principale. Des stèles en béton disposées de façon circulaire délimitent une zone d’interaction au sol. Dans cette œuvre, les membres du public sont invités à incarner différentes scènes cosmiques et à réinventer le mouvement des astres et des planètes avec leur corps. C’est donc par leurs chorégraphies qu’ils entrent en dialogue avec les animations sur le cône et que l’œuvre prend vie. Un mélange ludique d’images animées et de passants devenus danseurs devient le théâtre de manifestations poétiques des astres et de l’univers.

Pour la phase de réalisation de l’œuvre, les conceptrices Mouna Andraos et Melissa Mongiat ont sollicité plusieurs collaborateurs dont un producteur, un coordonnateur, un directeur technique, une programmatrice, une chorégraphe, puis des spécialistes en animation qui ont invité des enfants à créer le visuel de l’œuvre qui allait être projeté sur la façade du Planétarium. Les artistes ont également été appelées à travailler avec le Bureau d’art public et l’équipe de construction du projet du Planétarium, composée d’électriciens, d’architectes, d’ingénieurs et de la chargée de projet du Planétarium. J’ai suivi la progression des différentes étapes, accompagnée d’un conseiller technique qui m’assistait aux moments stratégiques du projet.

Au cours du suivi de réalisation de l’œuvre, nous avons rencontré plusieurs défis ou enjeux, dont certains que nous avions déjà identifiés au moment de lancer le concours :

  • Le choix de l’emplacement de la régie puis de la connexion réseau pour la transmission des données sur l’œuvre;
  • La construction d’une structure appropriée pour recevoir les équipements informatiques (la régie) à l’intérieur du Biodôme;
  • La présence d’arbres qui nuisaient à la visibilité de la projection sur l’esplanade;
  • La présence de sources lumineuses trop intenses à proximité de l’œuvre (le Stade Saputo);
  • L’implication d’enfants de camps de jour dans la réalisation du contenu visuel de l’œuvre (logistique organisationnelle);
  • La fluidité de la chorégraphie et du scénario d’interactivité;
  • La détection des corps des gens par le détecteur de mouvement;
  • La lisibilité et la clarté des consignes à l’écran;
  • Les nombreux tests de programmation qui ont amené à améliorer la visibilité de l’œuvre;
  • Les conditions d’installation des stèles de béton au sol par température hivernale.


Après sa réalisation et son approbation par le Bureau d’art public, l’œuvre a été installée sur le site par des spécialistes de l’équipe de Daily tous les jours en décembre 2013. S’en est suivie une inauguration en présence des artistes, d’élus municipaux et d’invités.

L’œuvre a été bien reçue par le public et les employés du Planétarium et fonctionne parfaitement, malgré des ajustements que nous avons dû faire en cours de route, dont le remplacement du disque dur après quelques mois.

Chorégraphie pour des humains et des étoilesChorégraphie pour des humains et des étoilesChorégraphie pour des humains et des étoilesChorégraphie pour des humains et des étoiles
Chorégraphie pour des humains et des étoilesChorégraphie pour des humains et des étoilesChorégraphie pour des humains et des étoilesChorégraphie pour des humains et des étoiles
Mouna Andraos et Melissa Mongiat, Chorégraphie pour des humains et des étoiles (2014)

Fort de cette expérience, le Bureau d’art public a décidé de récidiver en acceptant de financer l’acquisition d’autres œuvres d’art numérique en 2016, notamment Cortège, du collectif Projet EVA (Étienne Grenier et Simon Laroche) pour la Promenade urbaine Fleuve-Montagne, et Lux Obscura, une œuvre numérique en hommage au cinéma pour la rue Émery, en cours de réalisation par Jonathan Villeneuve.

En terminant, je souhaiterais formuler certaines recommandations qui permettraient aux institutions publiques d’intégrer de façon plus efficace et réussie des œuvres numériques à leur collection :

  • Privilégier des technologies et matériaux éprouvés pour l’espace public;
  • Privilégier des supports performants et résistants;
  • Privilégier l’art « à durée fixe »;
  • Diffuser les œuvres quelques heures par jour seulement (pour en préserver la qualité);
  • Prévoir un budget pour l’entretien de l’œuvre et la mise à jour des logiciels;
  • S’assurer de la disponibilité d’un technicien pour la maintenance des systèmes électroniques ou électriques.


Isabelle Riendeau © 2016 FDL

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