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Hervé Fischer

Le passé d'Images du Futur

Catherine Ikam, Fragments d’un archétype, 1980
Christa Sommerer, Laurent Mignoneau, Plante en croissance interactive, 1993 Tsai, Upward Falling Fountain, 1979 Philippe Bergeron, Pierre Robidoux, Pierre Lachapelle, Daniel Langlois, Tony de Peltrie, 1985
[NDLR : Ce texte a été commandé à M. Hervé Fischer, fondateur avec Ginette Major de Images du futur, 1986-1996.]

C’est la fatalité du futur : il vieillit. Et sauf catastrophe finale, il passe aux archives. Je ne peux échapper à une étrange sensation en présentant aujourd’hui les archives des expositions Images du futur, que j’avais conçues avec Ginette Major en 85 - au siècle précédent! - comme une exploration vers l’inconnu.

Au moins espère-t-on bien vieillir. Pour cela, il faut que la documentation si vivante que nous avons rassemblée pendant 12 ans sur les arts liés aux nouvelles technologies confirme sa valeur. Et je crois qu’en effet nous avons, Ginette et moi, pour faire la programmation de l’exposition annuelle Images du futur de 1986 à 1996, visité suffisamment d’ateliers d’artistes, de l’URSS au Japon en passant par l’Europe, l’Australie, l’Amérique latine et la Chine, pour connaître la plupart des artistes importants parmi les pionniers des arts électroniques et numériques. Nous pouvons dire aujourd’hui que la documentation réunie — correspondances, schémas de montage, textes théoriques, catalogues, livres, photos, diapositives et bandes vidéo — est représentative des années 80 et 90 au cours desquelles s’est constituée cette nouvelle tendance de l’art. Une époque d’aventure, parfois incertaine mais toujours passionnante.

Certes, ces expositions Images du futur, que nous organisions chaque été pendant quatre à cinq mois dans l’ancienne gare maritime du Vieux-Port de Montréal ont cessé. Elles exigeaient des budgets de plus en plus excessifs en raison du développement de technologies de plus en plus sophistiquées. Mais elles ont mis en contact, bon an mal an, plus d’un million de visiteurs avec les créations d’art multimédia les plus audacieuses. D’une année à l’autre, nous y avons présenté plus d’une trentaine d’installations d’artistes — plus de 400 artistes en tout! Chaque année nous proposions un thème dominant : les artistes du Japon (87 et 94) de Californie (92), de New York (93), d’Allemagne (91), de France (86 et 89), ou l’holographie (1990), l’aventure virtuelle (95), le cybermonde (96).

Parallèlement, nous avons organisé de 1987 à 1996 la compétition internationale d’animation par ordinateur Images du futur. La salle de cinéma de l’exposition présentait au public un choix de créations en animation par ordinateur de l’année. Cela donnait lieu à des Prix du public, qui étaient remis chaque année en même temps que les prix du jury international pour les meilleures créations de l’année, lors d’une soirée Images du futur à la Place des Arts, au Théâtre Saint-Denis ou au cinéma Impérial de Montréal. Nous avons ainsi réuni d’année en année une très importante vidéothèque internationale d’animation par ordinateur — vidéothèque unique au Canada — qui raconte elle aussi, comme les archives des expositions Images du futur, l’histoire pionnière des arts numériques. Sans vouloir préjuger de l’importance de la création qui continue de nos jours, je me risquerai à dire que nous avons vécu l’époque la plus héroïque et la plus fascinante du développement des arts numériques : les premières années.

Je voudrais évoquer ici des souvenirs. Lorsque nous avons convaincu les responsables du Vieux-Port de Montréal de nous louer l’ancienne gare maritime désaffectée — où arrivaient encore peu d’années auparavant les bateaux de voyageurs, et notamment des immigrants, nous disposions d’un immense espace de 3000 m2, avec des couloirs de douane et des portes de garage, qu’il a fallu entièrement aménager et obscurcir.

Notre premier bureau a été un ancien local de location de chaussures de ski de fond, car les espaces désaffectés du Vieux Port, encore non aménagés à l’époque, attiraient des skieurs en hiver. Nos premières archives, aujourd’hui accueillies et organisées avec soin par la fondation Daniel Langlois, étaient disposées alors sur les racks à chaussures du local — ce qui était finalement assez pratique… Entre-temps, le Vieux-Port a rénové ses anciens hangars, bâti un cinéma Imax et un centre scientifique, et notre premier bureau est devenu un kiosque d’information, puis les toilettes publiques du port…, avant d’être rasé. Et notre ancienne gare maritime est aujourd’hui devenue un stationnement, dont l’accès est plus cher que ne l’était le prix d’entrée à Images du futur. Ainsi va la vie! Inutile de s’apitoyer, mais on peut dire que nous avons été les pionniers d’un futur déjà révolu!

Nous avons toujours travaillé dans des conditions extrêmement difficiles, pour ne pas dire limites. Chaque année, il fallait repartir à zéro et passer le chapeau dans les ministères, à la ville, et chez les commanditaires, pour aller quémander des subventions et de l’aide et espérer que les visiteurs seraient au rendez-vous (la billetterie représentait environ les deux tiers de notre budget). Jamais nous n’avons obtenu de budget même minimal de fonctionnement récurrent, ce qui était toujours très angoissant. Et je me souviens que des envoyés du Conseil des arts du Canada avaient une fois fait un rapport où ils se plaignaient d’avoir vu des araignées dans un coin — ce qui était peu compatible avec les normes muséographiques de leur manuel d’attribution des subventions. Et c’était sûrement vrai, en raison de la proximité de l’eau; d’ailleurs, chaque été, il pleuvait à un moment ou un autre sur l’exposition, tant la toiture était défectueuse. Nous espérons qu’on nous le pardonnera : nous avons dû nous y habituer. Nam June Paik nous l’a pardonné, et aussi Tsai et… tant d’autres artistes moins connus qui à l’époque trouvaient encore peu de musées pour exposer leurs travaux et comptaient sur Images du futur.

Dans les années 80, la plupart des critiques d’art officiels jugeaient encore que les arts numériques, les installations interactives multimédias, le cinéma par ordinateur, ou l’holographie n’étaient qu’une concession aux gadgets et un compromis condamnable avec les industriels. Au mieux du pain et des jeux pour le grand public. Ils se refusaient à y voir de l’art « véritable » et nous ignoraient ou nous critiquaient sans ménagement. Et il est vrai que c’est aux reportages des chaînes de télévision qui, elles, ne nous boudaient pas que nous devons d’avoir pu chaque année attirer le nombreux public qui a aimé Images du futur et qui nous a permis de continuer pendant 11 ans. Cette époque est révolue et aujourd’hui, à l’inverse, les arts électroniques sont à la mode, tandis que la peinture est dévalorisée; mais je n’ai pas oublié les batailles des années 80 pour la reconnaissance des arts numériques, dont j’étais devenu un champion malgré moi.

Nous avons pu nouer avec les artistes eux-mêmes des relations d’amitié et de fidélité inoubliables. Sans leur compréhension, leur soutien à cette aventure partagée, Images du futur n’aurait pu exister. Et nous étions aux premières loges aussi pour comprendre leurs démarches, leurs enjeux, leurs difficultés d’ordre esthétique, technique, institutionnel et financier.

Ainsi, nous avons vu des styles individuels et des différences culturelles se préciser. Au début des années Images du futur, les différences étaient faibles entre les œuvres d’artistes américains, japonais ou français. Fascinés par les nouvelles technologies et incapables d’en détourner les possibilités d’expression, les uns et les autres appliquaient assez systématiquement tous les outils des ordinateurs et des logiciels disponibles. « Vol de rêve », ou « Tony de Peltrie », une courte séquence animée présentant le rêve d’un pianiste en animation par ordinateur, que nous avons présentés à Images du futur 86, étaient les premières tentatives de scénarios pour un cinéma électronique à naître. Et c’est d’ailleurs au Québec qu’a eu lieu cette naissance, dont Images du futur s’est fait l’écho international.

Par la suite, les différences culturelles se sont accentuées. On pouvait distinguer la virtuosité en 3D des créateurs américains soucieux d’exploiter au maximum une technologie qui gagnait en puissance, les gammes de couleurs plus sourdes et les expressions plus dramatiques des artistes allemands, la créativité des Français surtout en 2D, la sophistication de détail futuriste des Japonais, etc. Une meilleure maîtrise des outils se précisait. En 1989, pour démontrer que les ordinateurs peuvent aussi permettre d’exprimer des références au passé et même des contenus sérieux, voire critiques — on nous rebattait les oreilles encore à l’époque sur la superficialité des arts numériques et leur compromis avec les industries — nous avons décidé de consacrer Images du futur au thème du bicentenaire de la révolution française.

Nous avons donc sélectionné des artistes de divers pays et attribué à chacun un budget de production. L’aventure et l’exposition ont été coûteuses, mais passionnantes — et démonstratives; il faut admettre cependant que le grand public, sans doute peu intéressé par l’histoire, a moins fréquenté Images du futur en1989. Il a fallu solliciter la compréhension… de la banque, pour survivre cette année-là!

Pour organiser ces expositions et la compétition d’animation par ordinateur, nous avions créé la Cité des arts et des nouvelles technologies de Montréal, un organisme sans but lucratif, au nom duquel nous avons aussi organisé des expositions d’art et nouvelles technologies à l’étranger, notamment à Rochester (É.-U.), Munich, Lisbonne et Weimar.

Nous avions beaucoup de projets et nous avons toujours espéré, en vain, que les gouvernements canadien et québécois finiraient par nous accorder un budget de fonctionnement récurrent et un bâtiment où nous pourrions élaborer une programmation régulière d’événements, expositions et rencontres dans le domaine de la nouvelle culture numérique. Malgré 12 années d’activités à succès, ce n’est pas arrivé… Une histoire banale, comme tant d’autres.

L’aventure d’Images du futur a donc sa petite histoire, mais ce que j’en retiens surtout, c’est d’avoir partagé avec ces quelque 400 artistes un questionnement incessant sur les enjeux de l’esthétique électronique, du rapport au public de ces nouvelles formes d’art, des métamorphoses de l’idéologie de l’objet d’art, et des difficultés de sa conservation. Les arts numériques requestionnent radicalement le « système des beaux-arts ». Il nous faut penser ces œuvres sous le signe d’une esthétique du temps, de l’événementiel, du multimédia, et les concepts et grilles d’analyse nous manquent encore pour le faire. Il faut admettre que ces œuvres ne sont plus des objets uniques, qu’on peut signer, conserver et mettre sur le marché de l’art. Si les artistes ne peuvent plus survivre grâce aux collectionneurs, il faut donc inventer de nouveaux modes de financement pour les arts numériques, plus proches de ceux de la musique, du théâtre ou de la danse, et donc de la commande. Les galeries d’art s’y intéressent en conséquence fort peu, donc ne font pas non plus de publicité dans les magazines d’art pour ces artistes, et dès lors ces mêmes magazines d’art leur consacrent peu d’espace.

Pour les musées même, c’est un défi impossible : dans quelques années, les ordinateurs et les logiciels utilisés par les artistes n’existeront plus! Et il serait quasiment impossible d’entretenir et de maintenir dans dix ans, dans vingt ans de vieux modèles qui n’ont plus cours! Seule demeurera la documentation sur cette nouvelle époque de « l’art du futur »! Voilà le paradoxe : nous en perdrons la mémoire, précisément parce que cet art est conçu avec les technologies les plus sophistiquées! Et c’est pourquoi la reprise de nos archives par la fondation Daniel Langlois, leur conservation soigneuse et leur mise à la disposition des chercheurs nous paraissent d’autant plus importantes. Cet art numérique est devenu aussi éphémère que les masques africains mangés par les termites. Des empreintes de main sur des grottes préhistoriques, selon l’emblème de la fondation Daniel Langlois, ont pu durer des millénaires. Les œuvres d’art numérique ne durent que quelques années ou quelques heures. Il n’y a pas de progrès en art, ni du point de vue technologique, ni du point de vue de l’esprit. C’est ce que je rappelais dans mes propres peintures d’empreintes de main des années 70, avant de me passionner pour les arts de l’âge numérique. Est-ce une raison pour déprécier les arts numériques? Certainement pas. La vie elle-même est éphémère et d’autant plus précieuse. Et c’est dans les arts numériques que j’ai découvert l’essentiel du sens de l’art, qui demeure, au fond, iconique et très archaïque.

Hervé Fischer © 2000 FDL