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Yvonne Spielmann

Entretien avec Bill Seaman

Bill Seaman, Gideon May, The World Generator, 1996-1997
Spielmann J’aimerais approfondir ce que vous décrivez comme le mode recombinaison et le processus générateur. N’y a-t-il pas une limite où l’accroissement imposé de la complexité, de la multiplicité et des zones sémantiques polyvalentes s’effondre d’une façon ou d’une autre, et se transforme en son contraire, ce qui mènera en définitive à l’autodestruction? On le sait, ce genre d’ambiguïté pose un grand défi à plusieurs artistes qui travaillent avec des machines, et l’idée d’un artéfact autodestructeur ou autodévorant exerce une profonde influence sur les arts du XXe siècle.

Seaman C’est une question très intéressante. Je pense que les grandes œuvres poétiques ont toujours possédé un genre d’ouverture à l’égard du sens, de sorte que chaque nouvelle lecture révèle d’autres couches sémantiques. Si l’on prend ce modèle doté d’un potentiel permanent de production de nouvelles significations, ce qui m’intéresse, c’est de réaliser une structure où l’on peut expérimenter un sens cumulatif ou un sens auquel une exploration contextuelle permet d’ajouter avec le temps. On devient directement branché au processus générateur de construction de contextes de rechange. Même si l’environnement devient entièrement chaotique, en raison d’une activité conceptuelle durant tout le processus, alors il y a potentiellement une complexification plutôt qu’une dissolution du sens. C’est presque une idée paradoxale : plus on s’éloigne du sens initial, plus le sens devient, en fait, prenant et intéressant, car il y a simultanément une réflexion sur le fonctionnement de l’abstraction comme partie intégrante de ce sens.

Spielmann Pour moi, une situation est paradoxale quand au moins deux types d’images opposés, ou médias, sont présents au même moment et au même endroit, et ce qu’une œuvre d’art rend manifeste ou perceptible est le point ou le processus de combinaison. Dans la plupart des cas, la forme résultante présentera une simultanéité de caractéristiques contradictoires, une nouvelle forme mixte créée par une forme paradoxale.

Seaman Je dirais que le paradoxe existe normalement et que notre capacité à y réfléchir grâce au langage textuel est limitée; toutefois, dans un système comme The World Generator, il est possible d’observer l’émergence d’un paradoxe à laquelle on peut participer comme entité conceptuelle sur une période de temps. Ainsi, la réalité virtuelle offre un potentiel relationnel qui devient un moyen de vivre une relation avec un paradoxe pendant un certain temps.

Les systèmes générateurs

Spielmann
Votre idée de l’émergence du sens implique-t-elle un processus réflexif des deux côtés, où l’activité de l’interactant est d’une façon ou d’une autre réfléchie dans la réflexivité du médium qui, par accumulation et recombinaison, laisse voir les principes structurants des médias virtuels?

Seaman À chaque interaction avec l’œuvre, un ensemble d’éléments-médias est proposé à l’exploration et chaque interactant, par leur recombinaison, fait émerger un sens différent; ainsi, chaque interactant peut éprouver la même œuvre différemment. Plus on passe de temps avec chaque œuvre, plus on comprend certaines contraintes poétiques au sein des éléments-médias chargés dans le système. Je joue un rôle actif dans le chargement de certaines propriétés des éléments-médias et je ne cache pas qu’un certain genre de probabilité préside à un éventail particulier d’expériences. Il ne s’agit pas de prendre n’importe quoi, de le charger et de laisser les gens faire des recombinaisons. Je suis l’auteur de variables et l’interactant est le co-auteur de l’exploration de ces variables.

Spielmann Avec les techniques de montage et de collage conçues dans le domaine des arts du XXe siècle, on peut habituellement spécifier les éléments individuels et dire qu’ils ont une forme, mais la fonction se modifie selon les contextes. Alors que dans votre œuvre virtuelle, The World Generator, il n’y pas que les fonctions et le sens des éléments qui changent, mais les caractères de la forme évoluent constamment.

Seaman Exactement, la forme elle-même est mutable. Chaque interactant peut modifier l’environnement par la manière de le construire et le faire bouger au moyen de l’abstraction. Le système possède ses propres algorithmes d’abstraction, c’est-à-dire que The World Generator permet de porter les éléments-médias à un degré élevé d’abstraction. On peut produire des effets de transparence, étirer ou allonger l’image, et lui imposer ainsi différents comportements. Ce qui était auparavant une image fixe dans un espace, peut plus tard pivoter ou devenir plus abstraite. Si j’ai dix images pivotantes qui s’entrecroisent, elles peuvent créer une nouvelle image dynamique qui émerge des comportements combinés.

Spielmann Il semble que le montage et le collage dans votre travail ne servent pas à produire tension et spectacle, mais favorisent plutôt un flux constant d’images, de musiques et de textes. J’y reconnais une stratégie esthétique principalement élaborée dans les arts vidéo où l’on se préoccupe de la continuité caractéristique de l’information traitée électroniquement, une notion particulière à la vidéo qui transgresse le concept d’image unitaire cohérente en faveur d’un genre d’image constamment changeante. La pertinence de cette notion de flux, qualifiée aussi de non-fixité et d’instabilité, semble encore plus forte dans le cas des médias hautement complexes comme la réalité virtuelle où la structure ouverte fait référence à des couches multiples. Je suis curieuse de savoir si et comment vous tentez de favoriser l’ambiguïté quand vous travaillez une structure ouverte. Si je dis que les choses ne sont jamais vraiment établies même quand l’ordre des choses est fixé sur bande vidéo, est-ce que je décris votre conception de l’ambiguïté?

Seaman Je m’intéresse à une certaine sorte d’ambiguïté comme stratégie poétique. Je choisis un élément qui possède plusieurs lectures possibles, une sorte de sens ou de champ stratifié. Par exemple, on regarde quelque chose et, un peu plus tard, un autre élément-médias y fait repenser. Alors, oui, mon travail comporte une notion constante de relativité et de mobilité sémantiques. Parallèlement, je choisis minutieusement les choses que j’intègre au système d’une œuvre comme The World Generator, de sorte que cette mobilité signifie une mobilité riche, notamment une mobilité pleine de résonances par opposition à une mobilité chaotique. Disons qu’il y a un jeu de mots, puis un autre, quand on les croise, ils s’informent mutuellement de sorte que l’expérience globale d’un ensemble d’éléments-médias est plus grande que la somme de ses parties.

Spielmann Je présuppose que le système modulaire est essentiel à votre travail et je m’intéresse à ce que vous définissez comme la plus petite unité de ce module.

Seaman C’est une question qui devient intéressante car, dans The World Generator, j’ai des modèles en trois dimensions qui sont des unités individuelles, j’ai des images fixes, des films, des phrases poétiques et j’ai aussi des boucles musicales – qui sont tous des unités individuelles. Quand ces unités individuelles commencent à s’interpénétrer et que des fragments d’images sont enroulés sur des objets, la nature évocatrice de l’environnement peut aller et venir entre le module initial et même des fragments de ce module. Même le plus petit fragment de module participe à la nature évocatrice globale de l’environnement. La définition de la plus petite partie repose essentiellement sur l’expérience que fait un interactant d’un élément-médias et du niveau d’abstraction. Dès qu’un élément-médias devient évocateur, et il peut s’agir tout simplement d’un mouvement de particules ou la couleur d’une section particulière d’une image... il est très difficile de dire ce qu’est la plus petite partie. Ce n’est définitivement pas une image ou un pixel. Disons que la plus petite partie est ce qui devient évocateur dans l’environnement.

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