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Yvonne Spielmann

Entretien avec Steina

Steina, Violin Power, 1969-1978
Steina, Orbital Obsessions, 1977 Steina et Woody Vasulka, Cantaloup, 1980
Steina et Woody Vasulka, Tissues, 1970 (version intégrale) (video)
Steina et Woody Vasulka, Tissues, 1970 (version intégrale) (video)
Dans le cadre de son projet en tant que chercheur résident à la fondation Daniel Langlois, la professeure Yvonne Spielmann (Ph.D.) s'est rendue en septembre 2003 à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, afin de s'entretenir avec Steina. Voici la transcription de l'entretien :

Yvonne Spielmann : Si je comprends bien, dans vos toutes premières pièces, surtout dans Orbital Obsessions et Violin Power, vous utilisiez des instruments courants vendus sur le marché. Mais vous les utilisiez de manière inhabituelle, en plus de les raccorder les uns aux autres. J’aimerais savoir comment vous avez exploré leurs possibilités pour en tirer un résultat intéressant?

Steina : Violin Power et [Orbital] Obsessions datent tous deux du milieu des années 1970 et, à cette époque, j’étais plongée dans l’expérimentation. Il s’agissait d’éviter les idées préconçues et de travailler plutôt avec une attitude ouverte aux imprévus... du genre « qu’arrive-t-il si on branche cet instrument de cette manière-là ». Une sorte d’exploration sans fin et, même s’il faut toujours commencer par une idée quelconque, il était très important de ne pas laisser cette idée entraver l’exploration.

Spielmann : Dans ces toutes premières bandes, quand vous vous intéressiez au traitement tant du son que des images, y avait-il une priorité ou cherchiez-vous plutôt un équilibre entre les deux façons de traiter le signal, audio et visuel, afin de déployer le plein éventail des bruits électroniques?

Steina : J’étais libre dans le domaine visuel, mais pas dans l’audio, car ma formation musicale m’influençait beaucoup, vous savez, je portais en moi Mozart, Beethoven et tout le reste. Alors je n’étais pas libre et c’était très typique de nos premières œuvres que je réalise le visuel pendant que Woody, avec sa formation en cinéma, produise les sons. Ainsi, nous étions tous deux dans l’exploratoire. Par exemple, dans Violin Power, je ne pouvais pas créer beaucoup côté son, seulement jouer avec l’archet de longues fréquences tonales qui maintenaient l’image stable. Le regard était donc le capitaine de ce bateau et le son suivait dans le sillage.

Dans Violin Power, je déplaçais l’image avec un instrument musical, ce qui me gênait beaucoup. Dans Orbital Obsessions, j’étais beaucoup plus libre et, en fait, à un moment donné, j’écoutais la radio, un quatuor de Beethoven, qui s’est infiltré dans la bande sonore. J’ai pensé éliminer le son, c’était celui de Beethoven, pas le mien, mais il a suscité une atmosphère d’exploration. Il s’agissait d’un adagio et mon tempo était adagio, alors j’ai décidé de le garder, et c’est l’un des rares cas où j’ai utilisé la musique ou les sons de quelqu’un d’autre dans mon travail.

Spielmann : J’aimerais discuter de l’utilisation des instruments conçus pour la modulation et le traitement vidéo, mais surtout le Multikeyer (incrusteur) de George Brown. J’imagine, dans les années 1970 quand la vidéo traversait elle-même une phase expérimentale de développement, qu’il a dû être difficile de soumettre des besoins spécifiques à un ingénieur et d’en anticiper les effets. Quelles étaient vos attentes quand vous vous êtes adressée à George Brown et jusqu’à quel point son Multikeyer s’est-il conformé à vos idées?

Steina : On essayait le plus possible d’utiliser les instruments existants, mais il y en avait si peu et encore moins qui répondaient à nos besoins. Les vidéastes ne parlaient que de modification. Tout devait être modifié même un « Portapak » standard, mais tout spécialement quand il s’agissait des consoles de mixage et des incrusteurs. Les gens à New York qui faisaient ce genre de travail étaient très recherchés et c’est ainsi qu’on a trouvé George Brown. Je me souviens de notre premier contact avec un incrusteur – on explorait la vidéo depuis un an et demi environ –, Woody s’est exclamé : Maintenant nous avons notre premier instrument de composition! J’étais plutôt perplexe, je pensais qu’on composait depuis longtemps, mais c’était exactement ce qu’il était. On pouvait alors vraiment commencer à composer, à découper des bouts d’image pour en voir d’autres à travers. Évidemment, un incrusteur commercial était très primitif, il ne pouvait recevoir que deux signaux à la fois. On a donc expliqué à George Brown ce qu’il nous fallait et je me souviens lui avoir expliqué : un homme, le soleil et une montagne dans trois caméras distinctes. L’homme est debout devant la montagne et le soleil derrière. Si on renverse cette séquence, le soleil sera en premier, à travers lequel on verra la montagne et, à travers la montagne, on verra l’homme. C’était difficile, on n’avait pas de vocabulaire, on n’avait que certaines exigences. George Brown nous a toujours surpris en créant des instruments qui dépassaient largement nos attentes, comme lorsqu’on lui a expliqué qu’il n’était pas suffisant de pouvoir composer les séquences d'incrustation selon un mode hiérarchique, qu’il fallait pouvoir les rappeler instantanément dans un ordre prédéterminé. Il a donc construit un petit dispositif de stockage et, à l'époque, on ne se rendait pas compte qu’il était passé au numérique. Au début des années 1970, le mot numérique était à peine employé dans nos cercles, il n’y avait pas d’analogique/numérique, tout était analogique. Alors il a conçu pour nous des instruments numériques, dont un commutateur de pistes vidéo avec oscillateur (flip-flop switcher).

Spielmann : Le traitement du signal est un autre mode de fonctionnement vidéo où il s’agit de traiter le contenu énergétique et aussi l’interchangeabilité des signaux audio et vidéo. Pouvez-vous m’expliquer un peu les différentes étapes des expériences autour du traitement du signal? À quoi servait au juste le Rutt/Etra Scan Processor et comment pouvait-on raccorder ce type de processeur à d’autres instruments?

Steina : Le Scan Processor. C’est ce que faisait Nam June [Paik] dans ses premières expérimentations avec la déviation de la surface magnétique au moyen d’aimants. Un instrument commercial existait déjà à nos débuts en vidéo, il s’appelait à l’origine l’Animac. Plusieurs personnes démontaient des téléviseurs pour altérer l’image, mais Rutt et Etra cherchaient à en faire un instrument complet contenu dans un boîtier. Voilà où notre philosophie tranchait sur celle de presque tous les autres, on ne voulait pas d’instruments multifonctions contenus dans un boîtier, ce qu’on appelle habituellement des synthétiseurs. On voulait disposer librement de boîtiers de sources diverses capables d’être combinés et réorganisés. Puis on a compris qu’on ne pouvait repasser une grande partie de nos images enregistrées parce qu’on avait transgressé le concept même du cadre vidéo, ces fréquences rigides qui maintiennent le cadre. La solution, c’était de disposer en même temps d’un générateur de signal et d’un processeur de signal. Le générateur de signal était le premier dans la chaîne, puis venaient n’importe quelle quantité d’instruments, des caméras, des incrusteurs, des colorisateurs, etc., mais, en bout de piste, on utilisait un amplificateur pour restituer dans le bon mode le signal de notre image vidéo comprimée. Ce n’était peut-être pas de la radiodiffusion du strict point de vue de l’ingénierie, mais elle retrouvait un cadre rigide, horizontal et vertical. Quelle chance maintenant que je restaure ces vieilles bandes, elles possèdent un signal de lecture stable.

Spielmann : Vous disiez que – par opposition à un boîtier d’instruments – la variabilité des instruments utilisables était importante. Je me demande comment ce concept pouvait être conservé ou devait-il être revu quand vous êtes passés au traitement numérique de l’image. Quand Woody et Jeffrey Schier ont commencé à travailler avec le Digital Image Articulator (manipulateur d’images numériques) à la fin des années 1970, parce que Woody ne trouvait pas sur le marché le dispositif qu’il désirait, comment ce passage au numérique a-t-il influencé votre compréhension des modes de traitement de la vidéo?

Steina : Oui, on ne savait même pas qu’on avait besoin de l’Image Articulator. On savait qu’on voulait un contrôle informatique de nos instruments analogiques, quelque chose de programmable. Alors on a sauté sur le premier mini-ordinateur sur le marché, un dispositif appelé LSI-11. Puis, il est resté là dans notre loft comme un bébé muet, car un ordinateur – le matériel –, ce n’est rien, comme on l’a appris difficilement. C’est le logiciel qui lui donne vie. C’était l’imprévisibilité de l’analogique qui nous avait intéressé, la dérive, l’oscillation. Sans dérive, les images étaient d’un ennui mortel. À cette époque, on enseignait à Buffalo et un étudiant, Jeff Schier, était intrigué par un ordinateur dans la résidence privée de quelqu’un, quelque chose que personne ne connaissait dans le milieu des années 1970. Il a commencé à nous suggérer des façons d’animer l’ordinateur, d’en faire un instrument vidéo particulier. En fait, il nous a proposé l’Image Articulator qui était un instrument plutôt petit, quelques circuits seulement. On a acheté un boîtier monté en armoire pour les cartes de circuits et, en un rien de temps, le boîtier était rempli. On a acheté un autre boîtier, puis un troisième. On s’est retrouvé avec dix cartes dans trois boîtiers, parce qu’il fallait augmenter le matériel à chaque nouveau concept. C’est très intéressant de le noter, car aujourd’hui les boîtiers sont toujours compris. Le boîtier est un Macintosh ou un Toshiba, peu importe, tout ce qu’on fait, c’est d’y installer le logiciel. Mais ça valait la peine de vivre tout ça, d’apprendre de cette façon. Il s’agissait de construire un instrument et de progresser du monde analogique au monde numérique.

Spielmann : Ça me rappelle Bad, où vous avez utilisé le Digital Image Articulator. Pouvez-vous décrire comment vous avez intégré la machine numérique dans la vidéo? Quel était le défi?

Steina : Oui, c’était intéressant, j’ai eu beaucoup de difficultés avec la programmation car il s’agissait de configurer les bits. Alors, j’ai simplement chiffré tout le registre, chaque nouveau chiffre configurant un autre bit : des cadres bleus vides à des cadres comprenant une pleine image, à des cadres découpés en deux, quatre ou huit images brouillées ou nettes. Mais on se connectait directement dans le matériel avec des pinces crocodiles et on branchait l’autre extrémité à notre synthétiseur audio. On pouvait alors entendre comment il comptait, comment chaque découpage faisait passer l’audio en octave. Écouter nous aidait à lire l’image et à comprendre ce qu’on obtenait. D’une certaine façon, il s’agissait d’une bande didactique, je la trouve donc amusante. J’ai un peu utilisé l’Image Articulator, comme dans la bande Cantaloup, mais je ne l’ai jamais utilisé très sérieusement, c’était le joujou de Woody. Il a utilisé l’instrument dans Artifacts, The Commission, Progeny et dans Art of Memory.

Spielmann : Au fil des ans, dans votre exécution de Violin Power, vous avez modifié la technologie et, étape par étape, vous lui avez intégré l’ordinateur. Violin Power a débuté comme une performance de violon-vidéo, puis vous avez amélioré l’arrangement en introduisant le violon MIDI, qui était doté d’applications programmables et d’une mémoire sur un disque laser vidéo et, plus récemment, vous avez joué avec un Power Book. J’aimerais savoir comment vous avez construit et fait évoluer ces trois cadres différents de la performance violon-vidéo et, aussi, comment vous avez possiblement dû revoir les idées esthétiques initiales à cause des progrès technologiques?

Steina : Pour moi, le passage de l’analogique au numérique a été si lent, si naturel que je ne l’ai jamais vu comme une révolution. Entrer dans le monde numérique m’a souvent paru comme un pas en arrière, tout ralentissait, devenait malcommode et exigeait de la programmation. Ce n’est pas le cas du tout maintenant, le numérique a fait des progrès extraordinairement rapides, remplaçant lentement l’analogique et, bientôt, l’éliminera complètement. Maintenant c’est l’analogique qui est plus lourd. Je ne pourrais plus exécuter sur scène le genre de traitement de signal que je réalisais dans la bande originale de Violin Power, parce que la correction de programme et la mise en œuvre prennent trop de temps. Alors, quand on a découvert l’appareil LaserDisc qui, outre l’accès instantané à toute image fixe sur le disque, pouvait exécuter des fonctions comme avancer ou reculer rapidement, sauter, arrêter sur une image, faire une pause, grâce au contrôle MIDI, alors tout ce qu’il me fallait, c’était un violon MIDI. J’avais déjà tenté de faire bouger une bande dans un magnétoscope avec un violon acoustique et c’était possible. Mais sans l’accès aléatoire, je ne pouvais faire bouger la bande que dans un secteur limité. Maintenant que le LaserDisc est désuet, j’ai déplacé ces fonctions d’exécution de la performance dans l’ordinateur sous forme de films QuickTime grâce au logiciel Image/ine. Aujourd’hui, tout ce qu’il me faut, c’est un portable et mon violon MIDI.

© 2004 FDL