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Yvonne Spielmann, La vidéo et l'ordinateur

L'esthétique de Steina et Woody Vasulka

Le médium réflexif

Orbital Obsessions, 1977
Orbital Obsessions, 1977
Violin Power, 1978
Violin Power, 1978
No. 25, 1976
No. 25, 1976
C-Trend, 1974
C-Trend, 1974
Le phénomène d’autoréférentialité en vidéo se manifeste sur plusieurs plans. Il est d’abord présent dans la construction d’un dispositif permettant de produire des images modulables qui reflètent simultanément les aspects performatifs du processus. La vidéo est également mise de l’avant comme médium électronique lorsque le signal peut être restitué à la fois sur un plan sonore et visuel, ce qui souligne les paramètres techniques interchangeables de l’audio et de la vidéo ainsi que les véritables qualités audiovisuelles de ce médium. Enfin, avec la lumière et le son comme données de base, les modulations du signal constituent le vrai « contenu » de la performance, dont la signification repose sur la spécificité de la vidéo. Ainsi, en principe, la performance vidéo met à jour le caractère autoréflexif du médium sous forme de régressions continuelles.

Orbital Obsessions, une œuvre de Steina, constitue sans nul doute un des premiers énoncés techniques esthétiques de l’intégration d’instruments de génération d’images (ici, le Multikeyer et le Video Sequencer) au traitement du signal vidéo. Le travail d’expérimentation des Vasulka (bien qu’ils préfèrent qualifier ces activités de « jeux ») accorde une importance égale aux modulations des signaux audio et vidéo. Produit directement par le signal vidéo, l’environnement audio d’Orbital Obsessions se conjugue à des sons et bruits saisis dans l’atelier. Parallèlement aux mouvements en temps réel des caméras, les plans sonores de la vidéo se manifestent également en temps réel, reflétant ainsi le processus de fabrication de la vidéo. Par la variation de voltage et les procédés de substitution du plan vidéo et audio qui modifient directement le contenu de l’image (présenté ici de façon cohérente avec sa forme), Orbital Obsessions adopte une approche quasi obsessive à la modulation du signal. Les sons captés dans l’atelier – conversation hors champ entre Woody et Steina, musique classique à la radio, la sonnerie du téléphone – sont conjugués à des sons générés par la manipulation du signal. Puisque ces sons se présentent comme des bruits dans les différents segments d’Orbital Obsessions, ils créent un « contenu » audio qui permet de percevoir l’ambivalence entre l’espace électronique et l’espace réel. (a)

En qualifiant de performances vidéo ces procédés d’installation constitués d’expérimentations audiovisuelles, j’aimerais souligner l’approche performative de Steina à l’égard de la vidéo, appuyée par son expérience d’interprète de musique classique, et poursuivie dans un examen continu de la « performance » du nouveau médium grâce à des dispositifs techniques. Dans cette optique, le terme performance se réfère à une activité qui s’intègre plutôt que de s’additionner au médium, activité que l’artiste partage avec une série de dispositifs technologiques. C’est ainsi qu’Orbital Obsessions constitue un élément dans un corpus d’œuvres (vidéogrammes et installations, incluant Allvision, 1975, Urban Episodes, 1980, et Summer Salt, 1982) où Steina « joue » avec le concept (qu’elle a elle-même forgé) de Machine Vision. Cette série d’œuvres privilégie deux éléments : la dissociation du point de vue et de la perception de l’oeil humain, d’une part, le balisage de l’espace avec des dispositifs en circuit fermé, d’autre part.

Plus tôt, avec les essais conceptuels rassemblés dans l’anthologie intitulée Violin Power (1971-1978), (1) Steina produisait directement les effets sur les images au fil d’une performance. (b)

Toutes deux œuvres performatives, Violin Power et Orbital Obsessions illustrent l’utilisation du temps réel en vidéo, révélant les aspects interactifs du médium qui s’apparentent au traitement numérique par ordinateur, où l’interactivité et la réversibilité sont des fonctions courantes. Dans ce contexte, jouer d’un instrument de musique en direct devrait figurer comme un autre élément, sinon le plus important, à utiliser de façon autoréférentielle pour concrétiser les qualités interactives de ce médium. Cette notion d’interactivité prend racine dans le caractère interchangeable de l’image et du « bruit » audio. Elle se manifeste en « jouant de ce matériau » avec des instruments qui exposent la fluidité du son et de l’image évoluant et emplissant l’espace où se déroule la performance. « Jouant de la vidéo avec son violon », Steina met en œuvre un processus réversible, où le son du violon interagit avec la vidéo, qui, en temps réel, interagit avec le son du violon.

En présentant le traitement de matériaux musicaux comme un processus qui enrichit la vidéo, les performances de Violin Power indiquent l’intérêt plus général qu’accordent les Vasulka à l’abstraction ou au « bruit vidéo ». Par exemple, dans Time/Energy/Objects (1975/76) de Woody, (corpus rassemblant des études sur la modulation des lignes de balayage et de la trame vidéographique réalisés avec le Scan Processor) l’objectif était d’explorer l’effet réciproque d’abstractions visuelles et sonores à partir de zéro et de créer des objets ayant les lignes de balayage comme matériaux uniques. Le procédé le plus pur de génération de la vidéo à partir du « bruit » est illustré dans l’étude Nº 25 (1975) où le signal balaie de haut en bas le champ accordé à l’image sur un écran de télévision. (c) Les études de Time/Energy/Objects sont des documents filmés d’expériences vidéo en noir et blanc. Le film a été privilégié, car la faible résolution des données visuelles sur l’écran du Scan Processor nécessite l’emploi d’une caméra spécialement conçue pour filmer son tube cathodique selon une résolution plus élevée de 30 images par seconde. On peut ainsi comparer la façon dont les études de Time/Energy/Objects constituent des rendus filmiques du traitement du signal vidéo à la manipulation de l’image sur la tireuse optique. Toutefois, le procédé à l’origine de Nº 25 fait exception, car dans d’autres expérimentations vidéo telles que The Matter, Explanation et C-Trend, (d) Woody a de nouveau capté l’image sur l’écran du Scan Processor mais ne l’a pas filmée. Le Dual Colorizer (Eric Siegel, 1972) (2) a été utilisé pour ajouter de la couleur à l’image du petit écran et accroître sa visibilité.

Dans un même ordre d’idées, Time/Energy/Objects tombe sous la rubrique des « objets bruits ». C’est que les transformations générées par la modulation des formes d’ondes (waveforms) dans le Scan Processor entraînent un processus ininterrompu d’alternance des impulsions de synchronisation horizontale et verticale et mettent en relief le « bruit » issu d’une image vide, tel qu’il est infléchi, déployé et comprimé. Considérant que Woody assimile ces « objets énergétiques » à des modèles d’images, ajoutons que ces expériences révèlent le contenu de la « matrice » de l’imagerie électronique. Cette matrice existe au sein d’un volume d’énergie sans structure et embrasse le potentiel de toutes les formes possibles d’imageries.

Avec le Scan Processor, l’imagerie abstraite qui ne dispose pas de source externe peut dériver directement de la « matière magnétique ». Pour Woody, cet instrument favorise un examen plus poussé de la « structure interne » ou du « cadre » de l’image électronique. Ses expériences sur le signal sont analogues aux expériences de codification en sciences naturelles, car il cherche à définir une syntaxe d’organisation de l’énergie, où les modes opératoires et les formes visibles sont liées les unes aux autres selon un ordre syntaxique. Dans ses notes réunies sous l’intitulé Didactic Video: Organizational Models of the Electronic Image, Woody décrit le rôle du Scan Processor dans le réglage des processus vidéographiques : «L’accent porte plutôt sur l’appréhension d’un objet temporel énergétique ainsi que sur l’élément programmable qui sert à le construire – la forme d’onde ... La majorité des images, fixes ou en mouvement, sont captées dans le monde visible grâce au principe de la camera obscura ou chambre noire, c’est-à-dire par l’interaction de la lumière avec une surface photosensible... À l’opposé, la conversion de la lumière en potentiel énergétique lors de la formation d’images électroniques se réalise de façon séquentielle, donnant une signification particulière au laps de temps où les données à l’entrée se constituent en image à l’arrivée (referential time frame)... La possibilité de négliger ce principe d’organisation et d’en faire complètement l’économie dans certains modes de formation d’images électroniques m’intéressait grandement. Je me suis alors livré à l’analyse de séquences temporelles de plus en plus courtes : un processus nécessaire pour comprendre les procédés de formation d’ondes, les éléments qui les composent ainsi que les procédés de leur synthèse et de leur programmation. Cela fait état, selon moi, d’une rupture avec des modèles d’images lumineuses et spatiales qui dépendent de références visuelles cognitives et qui sont maintenues par le truchement de médias basés sur le principe de la camera obscura. Il est désormais possible de se mouvoir avec précision et de façon directe entre un modèle conceptuel et une image construite. » (W.V.)

Yvonne Spielmann © 2004 FDL

(1) Les performances réalisées entre 1970 et 1978 utilisent des commutateurs, des incrusteurs (greffés d'une interface d'ordinateur en 1977) et des ordinateurs analogiques. Celles des années 1990 emploient le protocole MIDI pour manipuler en temps réel, des images stockées sur disque vidéo.

(2) « Un coloriseur est un instrument qui permet l’ajout de couleurs électroniques « artificielles » à une image en noir et blanc. Par le truchement de circuits internes, un signal de chrominance, ou un signal de la sous-porteuse contenant des données d’encodage pour la couleur, est généré de façon électronique et intégré au signal de luminance monochrome. L’utilisateur peut sélectionner des couleurs séparées (encodées dans le signal), ainsi que la zone de l’image monochrome où chaque couleur sera incrustée. Par exemple, il peut décider que des plages bleues se substitueront à toutes les zones à basse luminance – de gris foncé à noir – tandis que les zones blanches (les valeurs élevées de luminance) seront oranges. Par comparaison avec les techniques de colorisation vidéo mis en œuvre par d’autres artistes, l’utilisation du Dual Colorizer d’Éric Siegel par les Vasulka est très réglée et, en conséquence, beaucoup plus nuancée. » Minkowsky, John, « Five tapes—Woody and Steina Vasulka » in Program notes : The moving image state-wide: 13 tapes by 8 videomakers, Buffalo, Media Study/Buffalo, p.[3].