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Yvonne Spielmann, La vidéo et l'ordinateur

L'esthétique de Steina et Woody Vasulka

L’image devient objet

Summer Salt, 1982
Summer Salt, 1982
Allvision, 1975
Steina, Orbital Obsessions, 1977
Steina, Orbital Obsessions, 1977
Steina, Violin Power, 1978
Steina, Violin Power, 1978
Lilith, 1987
Orka, 1997
Warp, 2000
La notion d’image synthétique est, par définition, synonyme de variabilité, de dynamisme et de densité, faisant fi des contraintes imposées par le « cadre ». En somme, l’image électronique simulée s’inscrit dans le moment de transition du film vers la vidéo et de la vidéo vers l’ordinateur. Toutefois, par un mouvement « découpé dans l’instant », que rend particulièrement manifeste le travail des Vasulka, cette image est également multidirectionnelle et multidimensionnelle dans tous les modes.

Bad, 1979 Lilith, 1987 Orka, 1997 Warp, 2000

La formation musicale de Steina explique son intérêt pour le processus, la synthèse et les principes de génération sous-jacents à la production et à l’intrication des plans vidéo et audio dans un mouvement condensé et fluide. Ces préoccupations s’affichent clairement quand le « cadre d’image » (connu en photographie et au cinéma) est considéré comme un élément non pertinent en vidéo : il est alors possible de traiter le champ de l’image comme un objet ayant un comportement propre. « Je considère la vidéo comme circonscrite par le cadre et libérée de ce cadre », énonce Woody. « Au fond, avec la vidéo circonscrite par le cadre, nous reconduisons la dépendance que le cinéma entretient à l’égard du photogramme. Sans qu’un effort spécial soit investi, le cinéma répondra toujours du photogramme. Mais avec la nouvelle génération d’outils conçus pour la vidéo numérique, l’image peut s’affranchir du cadre et disposer d’un statut d’objet avec un comportement indépendant.» De façon égale, l’idée d’une « image objet » est une force propulsive dans le traitement électronique, car la perspective de « construire » une image à partir de zéro en temps réel comporte une dimension architecturale. L’image s’y présente comme un objet visuel qui ne suit pas obligatoirement le modèle du cadre. Pour cette raison, elle dispose d’une apparence et d’un comportement spatial.

Dans de nombreuses explorations des modes de conjugaison de la vidéo et de l’espace, Steina s’est détachée d’un traitement familier du plan spatial comme « ce qui apparaît devant la caméra »; état de fait que reconduit, par exemple, la captation vidéo d’une performance. Jusqu'à un certain point, Steina cherche à étendre la perspective visuelle grâce à un dispositif dérivant du film. Toutefois, son intérêt pour la vidéo se manifeste par la modification et la modulation d’images, autant avec des éléments externes à l’entrée que par des procédés internes (au sein des composants d’un dispositif). Dans ce type d’œuvres (où la performance, la vidéo et l’installation sont fusionnées), Steina table sur les possibilités de contrôle et de répétition (en générant, par exemple, des formes d’ondes). Dans son concept de « vision machine », la question de la fonction auteur devient de nouveau un élément critique, puisque Steina formule ainsi une conception singulière du médium. Se dégageant du paradigme expérimental de Woody, qui suggère un partage de responsabilités entre la machine et son utilisateur (lorsqu’il emploie la métaphore de la main pour signifier le savoir-faire, par exemple), Steina, depuis ses premières expériences sur la « jouabilité » de la vidéo avec le violon (Violin Power), se présente physiquement comme l’agent à la source du processus de modulation des signaux audio et vidéo. Elle détourne ainsi le dialogue avec la machine que préconise Woody, pour faire littéralement se confondre les composants technologiques et le corps.

En considérant que Steina aborde le cadre technologique, à géométrie variable, de la vidéo, dans une perspective qui englobe le spectateur, nous pourrions conclure que son concept précurseur de « vision machine » expose des aspects du virtuel avant la lettre. Plus récemment dans l’évolution des médias, ces aspects ont été exploités au sein d’environnements immersifs avec, comme premiers éléments, les gants de données et les casques de réalité virtuelle. Néanmoins, le travail de Steina se distingue radicalement de ces avancées récentes : là où la plupart des environnements en réalité virtuelle nécessitent la présence d’un spectateur-utilisateur, l’approche de Steina est plus subtile. Elle met de l’avant un environnement audio-visuel déjà actualisé, où elle se trouve, pour la durée de la performance, complètement fusionnée aux machines qui l’entourent, observant et manipulant sa propre image. « Toutes mes installations ont intégré des caméras rotatives, et l’exploration du continuum espace-temps...Mes travaux constituent un examen de l’espace, voire une surveillance de cet espace. » Grâce à de tels procédés, il est également possible de créer les conditions nécessaires à l’immersion du spectateur d’une performance, d’une bande vidéo ou d’une installation. En d’autres mots, la relation spatiale est partie intégrante de la vidéo, et non un élément que la vidéo transmettrait depuis une forme d’extériorité. Par conséquent, Steina peut démontrer que l’espace y est une catégorie intrinsèque. Et, comme résultat des expériences de Steina avec l’immersion ou la fusion, nous pourrions repenser le type d’interactivité de l’artiste-auteur et de la machine.

De nombreuses étapes d’immersion spatiale se succèdent dans le travail de Steina : Orbital Obsessions (1977), Warp et Mynd (toutes deux de 2000), constituent des objets vidéo enveloppants indiquant que l’interactivité entre le corps et la machine ainsi qu’entre les machines n’est pas une activité dont les caractéristiques s’affichent en surface, mais un processus interne. Toutefois, dans ces expériences avec la « vision machine », Steina explore également la collision de la forme et du cadre (Violin Power, Orbital Obsessions). Un système paradoxal et ouvert de langage basé sur les composants technologiques émerge de la réversibilité (et de l’échange spatial) entre la perspective et l’imagerie.

D’autres explorations de l’espace se trouvent dans les cinq sections de Summer Salt (1982) par Steina, où chaque segment met de l’avant une manière d’utiliser des outils optiques. La caméra n’y est pas employée à titre d’extension de la vision humaine, mais comme un outil de vision technologique, fonctionnant de façon indépendante. (a)

Avec l’installation Allvision (1975), (b) la disposition des caméras, placées pour s’observer mutuellement, est adaptée d’Orbital Obsessions, mais elle s’en distingue cependant. Steina n’occupe plus la position centrale dans l’espace entre les foyers des deux caméras.

Dans l’installation Machine Vision (1978), le dispositif de Allvision est une partie dans un ensemble de sept éléments qui comprennent Allvision, Rotation, Zoom, Pan, Tilt, Double Rotation et Bird’s Eye. Ici, la fusion des champs visuels devient d’autant plus complexe dans la mesure où les moniteurs affichent des images déformées d’Allvision avec d’autres images captées par les caméras (ainsi, Steina emploie le dispositif optique utilisé dans Somersault). En termes visuels, la sphère, telle qu’intégrée dans l’installation Allvision, crée l’impression d’une image en creux. Je définis ici ce type d’image comme un renversement de la continuité perspectiviste dans la perception spatiale, qui constitue une opération de schématisation interne de la perception humaine selon les théories cognitivistes. Toutefois, l’exposition de ce mécanisme interne est possible par le truchement d’un écart, qui favorise une prise de conscience de l’environnement perceptuel. La sphère transforme l’image du spectateur inscrit au sein de l’installation. Cette image est ensuite transposée dans l’espace abstrait et virtuel des moniteurs vidéo. Allvision redéfinit l’espace, de telle sorte que s’estompe la signification de concepts comme l’intériorité et l’extériorité, la droite et la gauche, l’avant et l’après, ainsi que le haut et le bas. Steina s’explique : « Seules les caméras balaient l’ensemble de la pièce. Il était clair que toute la pièce ne pouvait être perçue ou appréhendée par la vision humaine. Insérer la sphère entre les deux caméras permettait de souligner cette absurdité. Lorsque j’installe la caméra sur la voiture, je la définis comme Machine Vision, mais lorsque j’utilise la sphère, il s’agit du concept d’Allvision. »

L’assimilation de l’espace externe dans le champ de captation d’une caméra permet d’accroître la visibilité de l’espace quand les deux caméras sont placées sur l’axe horizontal en rotation (Allvision). Toutefois, ce dispositif présente également cet espace élargi par le truchement d’une déviation horizontale en continu. Cette déviation prend la forme d’une image en creux, provoquant de l’instabilité et de la désorientation, car les deux caméras gravitent autour d’elles-mêmes sur un axe horizontal. Dans cette installation, la représentation visuelle de l’espace n’est plus confinée à des catégories de la grille cartésienne, comme l’horizontalité et la verticalité. Au contraire, étendues ici, ces catégories spatiales transgressent les limitations imposées par l’image de surface. Une telle expansion suppose clairement la multiplication des formes spatiales possibles que la caméra en mouvement, ou plus exactement un ordinateur grâce aux algorithmes, peut faire converger et reformuler.

Dans Allvision, il est particulièrement clair que Steina expérimente avec une sphère réfléchissante pour dépasser la perception spatiale limitée de l’œil humain. Or, la « vision » de la machine n’est pas une problématique en soi. Le point de jonction de la vision technologique et de la vision humaine participe à l’idée d’absorption ou d’immersion du spectateur dans un espace perceptuel où l’incohérence et le déséquilibre se substituent aux coordonnées cartésiennes. Ce point de vue qui multiplie les perspectives se dégage également du « plan d’image », qui reconduit la notion d’image de surface dans les pratiques artistiques en art électronique. Par contraste, Steina démontre subtilement et de façon ludique que l’image en vidéo fait fi de la définition usuelle d’image lorsque le phénomène de sa déviation est considéré, mais que, de plus, ce type d’image embrasse potentiellement l’espace virtuel.

L’image en creux constitue un mode par lequel Steina se fond dans l’espace virtuel de son environnement (Somersault, Warp) ou qu’elle tente d’y intégrer le spectateur (Allvision). Par l’expression image en creux, j’entends une remise en jeu des présupposés de la continuité perspectiviste dans la perception spatiale. Une autre voie consiste à employer des procédés de synthèse pour multiplier les occurrences de champs d’images. Dans ces procédés, des flux de segments parallèles, des couches multiples et la métamorphose mettent de l’avant les caractéristiques multidimensionnelles de l’image. Ces caractéristiques s’affirment particulièrement lorsque l'image est considérée comme un objet (tel que l’exemplifie Lilith). Un troisième mode se rapporte au traitement d’image et à la réversibilité, où surgissent de nouveau des événements visuels incompatibles, qui modifient l’échelle et le défilement de l’image tout en exacerbant sa directionnalité et en multipliant les possibilités de son réglage (Orka, Mynd, et Bad).

Un autre type de performance technologique se présente dans Bad (1979), constituant un premier exemple d’autoportrait de Steina soumis à divers effets programmés. Ici, l’unité de commande pour le stockage de l’information dans la mémoire tampon du Digital Image Articulator est utilisé pour exécuter plusieurs fonctions grâce à la pré-programmation de la vitesse de défilement, réglant la résolution de l’image (qui produit des effets tels que l’étirement, la compression ou le renversement de l’image de haut en bas ou de la droite vers la gauche). (e)

Élaboré par Steina, le concept d’« image en mouvement continu » (amorcé avec l’imagerie électronique et développé à mesure que se succèdent les générations d’ordinateurs) élargit initialement le « vocabulaire » d’opérations pour la simulation d’images. Dans Lilith (1987), Steina fait converger des couches vibratoires de pistes vidéo pour présenter l’imagerie selon des caractéristiques multidimensionnelles. (f) Dans Orka (1997), Steina conjugue les deux techniques — le traitement et la synthèse d’image — pour faire afficher de l’imagerie visuelle dans un mouvement condensé et fluide, basé sur des principes de composition musicale. (g)

Dans un processus réversible qui crée une expérience d’immersion en dissociant et en synthétisant des perspectives dérivées de ces événements « logiquement incompatibles », les « espaces numériques » de Steina investissent également la notion d’événements parallèles pouvant être inscrits en haute densité pour simuler l’immersion et donner l’impression d’être comprimés par l’accumulation de découpes d’images. Dans Warp (2000), Steina capte ses mouvements, en générant des effets de compression et d’étirement de parties de corps par un procédé numérique exécuté en temps réel. Ce procédé crée des objets à perspectives multiples, évoquant des formes sculpturales de traces laissées par le mouvement. (h)

Comme Warp, l’installation Mynd (2000) utilise cette forme « d’enroulement temporel » et le mode « slit-scan » du logiciel Image/ine pour traiter le cadre d’image en temps réel (en déchiffrant l’image à l’arrivée, ligne par ligne, du haut vers le bas ou d’un côté à l’autre). Des images du paysage islandais (pâturage de chevaux, océan Atlantique) constituent les matériaux vidéo à la source de ce procédé. Pour examiner les formes multiples de manipulation numérique, Mynd fait se déployer les technique d’enroulement et le « slit-scan » à partir d’images identiques dans les deux modes. L’option de faire dériver le segment s’expose clairement dans les procédés d’enroulements temporels (time warps) lorsque les coupes au montage du matériau source s’affichent sous forme de lignes, cheminant horizontalement, verticalement, de haut en bas, ou d’un côté à l’autre, à travers tout le cadre. Le mode « slit-scan » se distingue des procédés d’enroulements temporels, car une seule ligne captée au préalable, est arrêtée, générant un déroulement sans fin de l’image, qui s’étale sur toute la superficie de son cadre. Cette image fixe se présente comme un flux continu qui défile à la manière d’un panoramique non interrompu. Ces procédés construisent alors le contenu d’un nouveau cadre d’image. Ce renversement d’une image en mouvement sous une forme qui donne l’impression d’être figée (à l’extrémité de laquelle est traitée toute image en diffusion continue), présente cependant les caractéristiques du mouvement de telle sorte que le matériau source semble se dérouler à travers son cadre.

Dans cette installation à six canaux, les résultats de différents traitements (de la même imagerie) sont présentés côte à côte sur des grands écrans couvrant toute la superficie de l’espace d’exposition. L’expérience visuelle paradoxale qui en résulte (le mouvement parallèle du défilement d’images et de plans arrêtés d’images en mouvement) entoure le spectateur de façon immersive. Ici, les deux procédés, (l’enroulement et le « slit-scan ») ne sont pas seulement combinés, comme dans Warp, mais sont appliqués à des matériaux vidéo analogiques existants. Mynd met de l’avant l’interaction de la vidéo et de l’ordinateur comme une autre étape dans le traitement multidirectionnel de matériaux visuels. Nous voyons ici que le traitement numérique de la vidéo fait s’infléchir la ligne et la trame, modalités comparables aux deux options de traitement du balayage dans les années 1970, où le signal électronique pouvait être manipulé soit par la trame ou la modulation de la ligne balayée.

Yvonne Spielmann © 2004 FDL