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Jennifer Gabrys

Résidus dans les archives de E.A.T.

Projets en marge de l’art

Lucy R. Lippard, Six Years: The Dematerialization of the Art Object (1973)
En 1966, E.A.T. devient une organisation officielle. Dans le « Statement of Purpose » (exposition des mandats d’E.A.T.), co-rédigé par Rauschenberg et Klüver en 1967, une déclaration est énoncée en faveur d’un dialogue et d’une collaboration civilisés entre les champs de l’art et des nouvelles technologies. Des systèmes de jumelage sont mis en place pour associer artiste et ingénieur selon intérêts et compétences, et des sondages sont même effectués grâce à des cartes perforées, corrélés par la suite au moyen d’un système EAT-EX (une base de données primaire). Des ateliers ayant comme but l’acquisition de connaissances et de compétences technologiques sont organisés, notamment des visites chez IBM et des séance d’information sur les rudiments de l’informatique. Un optimisme exubérant à l’égard des possibilités illimitées de la technologie anime alors les projets de E.A.T.. Les artistes soumettent aux ingénieurs des questions techniques pour solliciter de l’aide quant à la possibilité de réaliser l’état d’apesanteur ou d’exploiter les rêves. Certains de ces usages fantasques de la technologie sont mis à l’essai lors de 9 Evenings, série de performances où se couple théâtre et ingénierie, avec la promesse que danseurs et spectateurs « flotteront dans les airs ».

Klüver note alors que les collaborations interdisciplinaires de E.A.T., qui forgent un lien entre l’art et la technologie, sont « dès le début, liées au désir de quelque chose de neuf en marge du domaine de l’art; un désir de prendre part aux possibilités de changements radicaux dans notre environnement que la technologie allait susciter (1). » Ce dessein en tête, la série d’expositions, Projects Outside Art est lancée en 1969. Présenté à l’Automation House de New York, elle dégage l’art de ses cadres pour le situer dans le contexte élargi de la technologie et des fins sociales. Par le truchement de projets comme Children and Communication, au cours desquels des élèves du primaire diffusent des messages par télex, E.A.T. tente d’utiliser « la technologie de pointe » pour aborder des problèmes relatifs à un environnement social plus vaste. Ainsi, E.A.T. se concentre sur l’art comme processus et échange, plutôt qu’à titre d’objet singulier.

À l’instar de l’art conceptuel, la majorité des documents issus des activités de E.A.T. sont surtout des textes retraçant la circulation des idées. En effet, plusieurs projets font appel à des canaux de communication – des satellites aux téléscripteurs – pour transmettre des idées (2). Dans ces projets, l’art se manifeste lors de la transaction entre l’entrée et la sortie des données. La transmission virtuelle laisse surtout une trace de papier sur laquelle conjecturer. Utopia: Telex Q&A, un deuxième projet réalisé grâce à un téléscripteur (qui, par défaut, produit des rames de papier) peut s’appréhender en partant d’un tel rebut. Utopia: Telex Q&A, met en scène une célébration de la communication interculturelle basée sur la transmission de questions et de réponses entre quatre villes. Organisé en 1971 dans le cadre de l’exposition Utopia and Visions au Moderna Museet de Stockholm, le projet consiste en l’installation de terminaux publics qui permettent d’établir une communication télex entre New York, Tokyo, Bombay et Stockholm. Il s’agit pour les participants de poser des questions et de recevoir des réponses à ce qu’apportera l’année 1981, soit, une décennie plus tard. 450 questions sont acheminées entre les quatre sites.

Klüver inaugure l’événement par un message commentant les possibilités de l’événement télex avec un texte semblant coincé dans la gueule d’une machine hypersensible:

NOUS ESPÉRONS QUE CE PROJET CONTRIBUERA À LA RECONNAISSANCE DES DIVERSES CULTURES ET À LEUR COMMUNICATION. NOUS AVONS CHOISI UN MÉDIUM INVENTÉ EN 1846 QUI EST ESSENTIELLEMENT MÉCNAIQUE (SIC) ET QUI EST RESTÉ SOUS-EXPLOITÉ JUSQU’À LA FIN DU DIX-NEUVIÈME SÈCXX (SIC) SIÈCLE. COMME POUR L’IMPRIMÉ, SA SIMPLICITÉ MÊME EN A GARANTI L’ACCÈS. NOUS CROYLXXX (SIC) NOUS CROYONS QU’IL S’AGIT DU PREMIER PXXXXX (SIC) PROJET MONDIAL DE PERSONNE À PERSONNE, LEUR PERMETTANT D’IMAGINER LERUR (SIC) AVENIR.
UTOPIETK TK4411...T (3)

Comme Klüver l’indique, au cœur de cette communication se trouve un médium mécanique, mais son emploi singulier – rêver à l’avenir par une correspondance mondiale – dépasse toutes les formes d’interaction antérieures. Les canaux de communication sont alors définis comme un espace public où il est possible de discuter à l’échelle mondiale autour de questions (et de réponses) sur l’utopie. En raison des divers fuseaux horaires des quatre villes, les messages sont transmis 24 heures par jour. Les questions et réponses échangées comprennent des rêveries sur un avenir à la fois apocalyptique et paradisiaque. Shuzo Takiguchi, dans un télex envoyé depuis Tokyo (traduit sur place en anglais), suggère que de telles rêveries sur une utopie technologique constituent alors une périlleuse entreprise :

LA TECHNOLOGIE A-T-ELLE JAMAIS ÉTÉ GARANTE DE L’UTOPIE? SANS DOUTE QUE NON, CAR NOUS SAVONS QUE CHAQUE CONVERSATION ET CHAQUE FANTASMAGORIE SUR LE FUTUR PEUVENT SOUDAINEMENT SE MODIFIER EN COMPTE À REBOURS VERS LA CATASTROPHE – TANT QUE L’UTOPIE RESTERA COMME TOUJOURS UN MOT PASSE-PARTOUT ROSE BONBON (4).

D’optimiste à catastrophique, la spéculation sur ce futur imaginaire prend alors forme au moyen du télex qui, en définitive, est accessoire au projet plus vaste d’échange de spéculations sur l’utopie. Évoquant l’évolution de l’art conceptuel dans les années 1960, Sol Lewitt note que « l’idée devient une machine qui fait l’art (5). » Cette déclaration se prête à une interprétation vraiment littérale dans le cas des projets de E.A.T., où l’idée est non seulement une machine, mais la machine est aussi une idée. Le programme conceptuel, qui informe simultanément l’art et la technologie, rend plutôt superflus matériaux et machines, au point que même la machine « se dématérialise » sous le poids des idées.

Dans Six Years: The Dematerialization of the Art Object, Lucy Lippard présente une lettre du groupe Art-Language où est évoqué un tel effacement de la matière. Les membres de ce collectif écrivent que, dans un art de l’information, « les qualités matérielles résultantes de l’entité produite (c.-à-d. la feuille dactylographiée, etc.) n’ont pas nécessairement de lien avec l’idée. » Le matériau qui découle de la génération d’idées est un simple « sous-produit » et n’a vraiment aucun lien avec la dématérialisation, car la matière n’en est pas le sujet initial (6). De façon semblable, l’utilisation par E.A.T. de systèmes d’information et de communication - une stratégie courante à l’époque - produit aussi un effet qui, dépassant la dématérialisation, crée au contraire des sous-produits, là où, typiquement, le processus de l’art et de la technologie laisse des bouts de papier et des dispositifs usagés. En ce sens, l’« objet » d’art premier ne peut s’assimiler à un objet au sens propre du terme, mais plutôt au processus de communication et d’échange d’idées. La matière subsistante est résiduelle, cela va sans dire, mais reste à savoir si la matière n’est pas, jusqu’à un certain point, depuis lors résiduelle. Il se peut que les piles de papier, les ordinateurs, les téléscripteurs et les télécopieurs s’empilant aujourd’hui sous l’effervescence de la communication dématérialisée participent de cet élan initial de production de machines particulièrement aptes à s’éliminer elles-mêmes. Tant de choses sont jetées – sous-produits obligés – dans la manufacture des idées.

Jennifer Gabrys © 2004 FDL

(1) Cité dans : Bijvoet, Marga, Art as Inquiry: Toward New Collaborations between Art, Science and Technology, New York, Peter Lang, 1997, p.17.

(2) Alors que les projets organisés dans le cadre de Oracle de Rauschenberg au pavillon américain de l’expo d’Osaka en 1970 étaient plus sculpturaux (et peut-être davantage basés sur des objets), les Projects Outside Art intégraient davantage des projets technologiques basés sur le traitement de l’information.

(3) Q & A 1981 Xerox knowledge-in, Tokyo: Experiments in Art and Technology, (30 juillet 1971), Dossier comprenant des échantillons de messages transmis par téléscripteur, la fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, Collection de documents publiés par Experiments in Art and Technology, EAT C13-14 / 27 de 32; 244.

(4) Ibid.

(5) Cité de : Lippard, Lucy, Six Years: The Dematerialization of the Art Object, Berkeley, University of California Press, 1997 (1973), p.xiv.

(6) Ibid, p.44.