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Oksana Bulgakowa

Sergueï Eisenstein, Un univers visuel

Préambule

Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein en 1922
En rédigeant son premier ouvrage, Eisenstein notait dans son journal le 5 août 1929 :

« Il est très difficile d'écrire un livre. Parce que chaque livre a deux dimensions. Je voulais que ce livre se distingue par une particularité qui ne concorde en aucun cas avec la bidimentionnalité de l'élément imprimé. Cette exigence a deux aspects. Cela suppose d'une part que ces essais ne doivent pas être considérés l'un après l'autre. Je désire qu'on puisse les percevoir tous d'un seul coup, simultanément, parce qu'ils représentent un ensemble de secteurs, qui s'articulent autour d'un point de vue général, déterminant, et aligné sur différents champs. D'autre part, je veux créer une forme spatiale qui permettrait de passer directement d'une contribution à l'autre et de rendre visible leur entrelacement... Une telle façon synchronique de circulation et de pénétration mutuelle des essais pourrait être mise en œuvre uniquement sous la forme... d'une sphère. Malheureusement, les livres ne se rédigent pas comme des sphères... Je ne peux qu'espérer qu'on les lira selon la méthode de réversibilité mutuelle, sous forme sphérique - dans l'espoir que nous apprendrons à écrire des ouvrages comme des balles rotatives. Les livres actuels ressemblent à des bulles de savon. En particulier sur l'art. »

L'idée utopique d'un livre sphérique n'a jamais vu le jour. L'hypertexte est probablement la forme la plus adéquate sous laquelle le présenter - parce que la pensée ne suit pas un schéma linéaire mais plutôt une combinaison imprévisible d'associations, dotée des propriétés d'une présence simultanée de toutes les idées et formes. Chacun des projets d'Eisenstein - le montage de ses films, ses mémoires de style proustien et ses études associatives sur la théorie de l'art - montre l'intention et les qualités de l'ouvrage sphérique dont il rêvait. Cela s'applique même à sa toute première œuvre - son recueil de dessins.

Les Archives russes comptent 5 000 dessins exécutés par Eisenstein. De ce nombre, on trouve 20 cahiers et huit carnets qui datent de sa jeunesse. L'un d'eux est présenté ici en tant que projet Web. En étudiant ces 150 pages, on discerne les motifs et les formes esquissés par l'adolescent au terme de ses études secondaires dans l'imagerie et les dessins subséquents du réputé réalisateur de films âgé de cinquante ans. Ses hommes circulaires et ses vieilles femmes anguleuses, ses masques de commedia dell'arte, ses figures oblongues et plasmatiques en état de lévitation, et son bestiaire (taureaux, paons, lions, corbeaux) réapparaissent dans ses œuvres à différentes époques : dans les décors et les costumes des productions excentriques de théâtre et d'opéra wagnérien, dans les références physionomiques et la composition verticale dynamique de ses images, et dans sa série de dessins ultérieurs - croquis mexicains, croquis de production pour Ivan le Terrible, et ses dessins érotiques, nostalgiques, parodiques. Ce projet Web retrace ces liens ainsi que l'affinité d'Eisenstein avec la peinture traditionnelle et contemporaine.

Les sources pour son premier recueil de dessins - homme-animal de Grandville, formes flottantes et parodies grecques de Daumier, caricature art nouveau de Gulbransson avec ses lignes fluides, ses dispositifs scéniques modernistes - ne sont pas imitées mais plutôt légèrement stylisées. Elles résident, en fait, « sous  » son univers fantastique. Le théâtre de la vie moderne se reflète en partie dans son bestiaire. Le grand art - icônes, Académie et itinérants (1) - est objet de parodie, comme le sont les cartes postales, les bandes dessinées et les couvertures illustrées des romans à quat'sous. Les lignes dansent, les figures aux formes plasmatiques flottent, les formes circulaires et angulaires s'imbriquent et les dessins sont dénués de centre défini. Eisenstein analysera plus tard ces caractéristiques chez le Tintoret, le Caravage, le Greco et Disney.

La conception du montage qu'a Eisenstein s'inspire de sa manière de composer les images. Dans son premier livre, il a conceptualisé le montage comme étant la réserve de la mémoire visuelle. Le montage n'est pas une chaîne linéaire, dans laquelle enchâsser une image à la suite d'une autre. Il crée plutôt un espace imaginaire, où une image s'éclipse sous la surimpression d'une nouvelle. Pour percevoir ces images, le spectateur doit osciller entre oubli et souvenir - tout au long du film. Dans le dessein de faciliter le processus, le film fait appel à d'anciennes techniques d'art de la mémoire, « Ars memoria », les mêmes techniques qu'Eisenstein a utilisées dans son premier cahier de dessins - création de séries, répétition de formes, et parallélisation de réminiscences de formes et figures distantes et proches.

(1) La peinture réaliste, engagée socialement, des itinérants définit la culture visuelle russe de la deuxième moitié du XIXe siècle. Le but principal des intinérants était de présenter l'art au peuple au moyen d'expositions itinérantes.