Introduction à la collection, par Caitlin Jones et Lizzie Muller
Voici la seconde collection documentaire que nous consacrons à des œuvres de David Rokeby. En 2007, nous avons produit une collection pour l’œuvre intitulée
The Giver of Names (1991-). Ce travail nous a permis d’élaborer une approche documentaire concernant l’art médiatique et susceptible de saisir le lien entre les intentions de l’artiste et l’expérience du public ou « entre la réalité et l’idéal
(1) », comme nous le décrivons ailleurs. Cette stratégie vise à prendre acte de l’importance fondamentale de l’expérience du public dans l’existence des œuvres d’art médiatique en l’intégrant dans le processus de documentation.
Nous pensons que cette approche offre une façon productive de réconcilier l’existence de ces œuvres dans le monde et leur représentation dans un contexte archivistique. Dans de récentes publications, nous nous sommes référées au résultat de cette approche en employant le terme « Archives indéterminées » : une collection de données offrant de multiples perspectives sur l’œuvre ainsi que plusieurs couches d’information, reliées à l’intention de l’artiste, sans pour autant l’idéaliser ou la transposer
(2). Nous avions alors soutenu que ces Archives indéterminées témoignent de la mutabilité et de la contingence inhérentes à l’œuvre et son existence, créant ainsi une description plus, et non moins, « complète ». Pour une explication détaillée du mode d’élaboration de cette approche et pour des commentaires approfondis sur les questions portant sur la documentation, les archives et l’expérience du public, nous vous invitons à consulter l’introduction à notre collection de 2007 à propos de
The Giver of Names publiée sur le site Web de la fondation Daniel Langlois
(3).
À la suite d’une invitation du Ludwig Boltzmann Institute Media.Art.Research, à Linz en Autriche, nous avons réalisé une seconde collection portant sur
Very Nervous System (1981-) de Rokeby. Cette œuvre représente une étude de cas particulièrement intéressante dans le cadre des Archives indéterminées pour deux raisons. Premièrement, elle offre une démonstration sans équivalent de l’importance de l’expérience dans le contexte de l’art médiatique. Lors des entretiens, plusieurs personnes ont souligné que
Very Nervous System est essentiellement une salle vide avant que l’on y entre et active le dispositif. Autrement dit, l’expérience du participant anime réellement l’œuvre.
Deuxièmement, il s’agit d’une œuvre marquante dans l’histoire des arts médiatiques, avec une durée de vie de plus de 28 ans. Sa notoriété et sa longévité soulèvent des questions particulièrement pertinentes en ce qui concerne la documentation et la mise en contexte des œuvres d’art médiatique à travers le temps et les changements. Du point de vue de la relation entre la réalité et l’idéal, la célébrité même de
Very Nervous System constitue un cas fascinant. En effet, pour un grand nombre de gens, cette œuvre représente une des premières réussites en matière d’expérimentations artistiques portant sur l’interaction gestuelle. On a abondamment écrit sur le dispositif, et plusieurs commissaires et critiques en art médiatique ont lu à son propos, mais sans jamais l’avoir expérimenté eux-mêmes. Cette notion d’un
Very Nervous System « idéal » remplit donc un rôle crucial au sein du discours sur les arts médiatiques. Cette situation élude la question suivante : quel lien l’expérience « réelle » de l’œuvre entretient-elle, ici et maintenantavec l’idéal de celle-ci ?
La longévité de l’œuvre complexifie sa forme idéale. De concert avec l’artiste, nous avons conçu une chronologie en vue de retracer les développements techniques de l’installation tout au long de sa genèse; cette visualisation indique clairement que Rokeby a constamment remanié
Very Nervous System depuis 1981, surtout pendant les dix premières années. Les versions initiales de l’œuvre précèdent même l’utilisation de l’ordinateur par Rokeby (il introduit le Apple II dans le processus de conception en 1983). L’approche du
Réseau des médias variables (4) s’avère ici assurément pertinente, car elle permet de distinguer les qualités de l’œuvre « indépendantes du médium », offrant ainsi un fil conducteur traversant les changements radicaux dans le domaine des technologies et des techniques. Toutefois, même si le repérage de ces transformations peut nous aider à définir, en identifiant les éléments stables de l’œuvre, la version « idéale » aux yeux de l’artiste, cette version devient néanmoins plus complexe. Outre les changements technologiques, il semble en effet que les intentions de Rokeby se soient subtilement modifiées au cours de l’existence de l’œuvre. Ce qui soulève une question épineuse : lorsque nous parlons de
Very Nervous System, à quelle version « idéale » nous référons-nous ?
Échelonné sur 28 ans, le développement technique de l’installation témoigne également des changements technologiques majeurs qui ont transformé l’expérience quotidienne autant pour Rokeby que pour son public. Durant cette période, on a assisté à la naissance de l’ordinateur personnel, du Web, du téléphone cellulaire, à la montée d’un état de surveillance, et l’essor de la culture de jeux sur ordinateur. Selon Rokeby, une des principales raisons qui l’ont amené à concevoir l’œuvre consistait à examiner les possibilités esthétiques de l’interface entre les êtres humains et les technologies. Dans un essai de 1998, « The construction of experience
(5) », l’artiste décrit
Very Nervous System comme une expérimentation visant à créer un autre type d’interface susceptible d’explorer comment l’interaction entre humains et ordinateurs « façonne un mode d’être » pour les utilisateurs. Comment mesurer les différences en ce qui concerne l’expérimentation poursuivie par Rokeby et les expériences vécues par le public en 1988, en 1998 et en 2008 ? Comprendre la nature changeante de l’expérience du public s’avère donc déterminant si l’on veut saisir en quoi cette œuvre actualise et explore notre relation avec la technologie et comment elle influence notre compréhension du monde.
Il nous est malheureusement impossible de capter l’expérience vécue par le public dans les années 1980 et 1990. Les nombreuses vidéos documentant
Very Nervous System à cette époque nous permettent d’examiner son utilisation et son évolution au fil du temps, mais elles ne nous aident pas à comprendre, du point de vue des utilisateurs, comment ils se sentaient avec l’œuvre (on trouvera dans la collection des liens menant vers ces vidéos historiques). Une façon de pallier dans une certaine mesure ces lacunes consiste à rassembler des témoignages écrits portant sur ces expériences passées. La collection offre une nouvelle fonctionnalité permettant aux utilisateurs d’afficher leurs propres comptes rendus de l’œuvre. En 1995,
Very Nervous System est également devenu disponible comme logiciel indépendant. Nous avons donc aménagé une section dans la collection afin que d’autres artistes puissent décrire ou commenter leur propre utilisation du logiciel dans d’autres contextes. Ainsi, nous espérons construire une image non seulement des expériences passées, mais aussi des résonances de l’œuvre dans la mémoire des gens, une dimension de l’expérience du public qui ne fut pas capté par les méthodes
in situ que nous avons employées à Linz.
Nous sommes de plus en plus fascinés par les œuvres d’art médiatique du passé, mais sans avoir accès à l’expérience vécue par leurs utilisateurs. Prendre conscience de cette perte nous aide à mesurer l’importance de documenter notre expérience de l’art contemporain. L’expérience du moment présent semble souvent banale et sans intérêt d’un point de vue documentaire. Mais lorsque l’on constate à quel point l’expérience passée devient opaque, la nécessité d’inscrire maintenant ces expériences dans les archives apparaît clairement, faisant en sorte que dans le futur, il soit possible de mieux comprendre la signification des œuvres d’art du passé et du présent.