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Yvonne Spielmann, La vidéo et l'ordinateur

L'esthétique de Steina et Woody Vasulka

Le médium réflexif

Woody Vasulka, The Matter, 1974
Woody Vasulka, The Matter, 1974
Woody Vasulka, Explanation, 1974
Woody Vasulka, Explanation, 1974
Steina et Woody Vasulka, Soundsize, 1974 (extrait) (video)
Steina et Woody Vasulka, Soundsize, 1974 (extrait) (video)
Steina & Woody Vasulka, Noisefields, 1974
Steina & Woody Vasulka, Noisefields, 1974
Woody Vasulka, C-Trend, 1974
Woody Vasulka, Reminiscence, 1974
Steina et Woody Vasulka, Decay II, 1970 (version intégrale) (video)
Steina & Woody Vasulka,Calligrams, 1970
La mise à niveau de l’imagerie issue de la caméra et générée par le signal a augmenté les possibilités de manœuvrer l’imagerie électronique en général. Des modèles de ce nouveau type de « comportement d’image », que les études de Time/Energy/Objects illustrent, se retrouvent également dans certains travaux antérieurs de Woody, entre autres, The Matter et Explanation, dont les effets sont générés par le Scan Processor, et Noisefields (réalisés avec Steina en 1974).

Woody Vasulka, C-Trend, 1974 Woody Vasulka, Reminiscence, 1974 Steina et Woody Vasulka, Decay II, 1970 (version intégrale) (video) Steina & Woody Vasulka,Calligrams, 1970

The Matter, (a) Explanation, (b) et également Soundsize (par Woody et Steina, 1974) (c) utilisent la mire d’un générateur de signaux de télédiffusion : instrument mathématique ou unité de minutage qui produisait le signal NTSC au début de la télévision (cette mire s’affiche ici sous la forme de motifs de lignes entrecroisées, de pointillés ou comme barre de couleur). Noisefields se distingue légèrement de ces essais de 1974 (d). Pour réaliser cette étude, les Vasulka pointent une caméra vers une sphère, car il n’existait pas alors d’instruments permettant de produire une forme circulaire. Mais lorsque le motif du cercle est généré, de la neige électronique s’y substitue en incrustation. Le Video Sequencer est utilisé pour produire les effets d’alternance entre le positif et le négatif à des vitesses variées. Cette imagerie, fusionnant des données issues de la caméra et d’autres sources, est de nouveau traitée avec le Dual Colorizer qui en modifie les couleurs et l’intensité. Dans C-Trend (1974), Woody fait transiter des images documentaires par le Scan Processor et infléchit la structure de déviation de leurs lignes de balayage pour construire un objet/image qui semble se mouvoir librement dans la « neige » électronique. (e) Dans Reminiscence (1974) Woody se livre à une expérience comparable en utilisant de nouveau les procédés de déviation que permet le Scan Processor, mais le concept qui sous-tend ce vidéogramme est ici quelque peu différent. (f)

Pour les Vasulka, un questionnement sur la nature du médium s’amorce par l’examen de la performance de la machine et par le réglage des procédés de manipulation. Abandonnant délibérément la perspective de l’œil humain, leurs expériences misent sur les défaillances et la répétition pour que les lignes de balayage créent des structures évoquant des objets abstraits en mouvement plutôt que des formes de représentation référentielles. « Nous avons connu les procédés d’altération des images vidéo grâce à l’équipement de base disponible. Nous pouvions manipuler les lignes de balayage grâce aux commandes servant à régler la déviation, utiliser l’enregistreur (de bandes magnétiques) pour figer une image, avancer ou rembobiner des bandes manuellement et explorer des procédés dans une seule image (Decays I, II, 1970). (g) Nous avons assimilé une forme de montage rudimentaire et les techniques de superpositions asynchroniques en utilisant l’équipement vidéo un demi-pouce (CV) de première génération. Nous avons également essayé toutes les méthodes de re-captation caméra d’un moniteur, la seule option qui nous permettait de saisir et de préserver les états de défaillance du signal de télévision normal. » Le vidéogramme Calligrams (1970) (h) fait appel à une telle pratique : la déviation horizontale de l’image re-captée sur le moniteur est « délibérément mal ajustée » (Steina), provoquant une duplication verticale de l’image. Si la « violation » causée par une expansion de l’image se répercute dans l’environnement audio constitué de bruits, la caméra de captation (installée en angle de 90 degrés par rapport à l’écran) amplifie, quant à elle, la structure électronique verticale de l’image à l’endroit où l’instabilité de son « cadre » transite vers une forme de spatialité.

Cette expérience, suivie d’autres tentatives avec le Scan Processor, le Video Sequencer, et le Multikeyer – pour ne nommer que les appareils les plus importants – met en relief le concept de vidéo chez les Vasulka, tel qu’il se dégage des images photographiques et des références narratives pour faire cheminer ce médium électronique vers l’abstraction. L’exploration sculpturale du signal vidéo est un aspect de l’utilisation d’outils de traitement de l’image et du son, notamment pour créer des éléments évoquant le paysage grâce à la déviation des lignes de balayage normalement linéaires et à la superposition des pistes avec un appareil d’encodage séquentiel (key priority encoder). L’intérêt manifesté par les Vasulka à l’égard de la vidéo traitée et affichée de façon immédiate a favorisé l’essor d’un vocabulaire où les images captées par la caméra constituent une possibilité parmi d’autres dans le langage de ce médium. L’interchangeabilité des sons et des images électroniques dans le traitement de signal représente une autre de ces possibilités. Tablant sur cette double approche, les Vasulka articulent les modes opératoires de la vidéo pour examiner les caractéristiques de l’image tout en maintenant ce qui est inhérent au médium.

Suivant ces considérations, j’aborderai les opérations technologiques abstraites à titre de « performances », dans la mesure où les effets sur l’image se produisent de façon directe. Par ailleurs, pour ce qui est de la vidéo axée sur le processus ou découlant d’un processus, j’associe le terme performance à des formes de présentation qui ne constituent pas des représentations de phénomènes extérieurs (au traitement électronique). La performance peut alors se définir comme la distorsion du son et de l’image que provoque l’activité conjuguée d’un agent humain et d’un composant technique, ainsi que des procédés issus de la machine seule. La notion de traitement du signal désigne d’abord des opérations en temps réel. Par exemple, notons que la réflexivité est toujours inscrite dans la performance en temps réel de Steina dans laquelle la rétroaction entre en jeu lorsque la source sonore qu’elle produit influe à la fois sur l’image et sur la piste audio. La réflexivité du médium signifie ici également que Steina choisit de présenter une image d’elle-même jouant de son instrument tout en soumettant cette image à des disjonctions spatiales et temporelles. Ces deux niveaux convergent dans la vidéo : d’une part, l’effet de rétroaction (feedback) produit par le jeu d’influence du son sur l’image (et vice versa) et, d’autre part, l’auto-réflexivité des distorsions spatiales et temporelles, s’exécutant tel un « effet miroir » infini. Ce type de vidéo performance peut clairement s’inscrire comme médium réflexif indépendant, au chapitre des liens étroits entre la machine et la performance.

Ce que j’entends par réflexivité de la vidéo, réside dans la condition structurelle essentielle du médium. La vidéo repose sur la transmission de signaux électroniques et permet la mise en circuit fermé d’une caméra et d’un moniteur ainsi que le contrôle et la manipulation immédiats de l’image. Des structures circulaires émergent également au sein des boucles de rétroaction, où le signal capté est transformé, mis à plat, compressé et infléchi (surtout lorsqu’il transite par une série d’appareils). La rétroaction et les systèmes de diffusion en circuit fermé constituent alors les formes inhérentes à l’articulation d’un vocabulaire vidéo créé dans le but de produire des effets plus complexes. Le caractère immédiat des processus qui expriment l’ouverture fondamentale de l’imagerie électronique est ici l’élément décisif. Depuis leurs premiers essais jusqu'à aujourd’hui, les Vasulka ont appréhendé ce médium comme la somme des appareils permettant de constituer des nouveaux langages artistiques. L’expérimentation en vidéo se distingue donc de la photographie expérimentale et du film abstrait dans la mesure où les Vasulka conçoivent ce médium non seulement comme technologie d’enregistrement dans une généalogie des médias, mais à titre de technologie « nouvelle », ce qualificatif entendu ici de façon littérale, car la vidéo engage une imagerie non photographique modulable.

Yvonne Spielmann © 2004 FDL