La quintessence du temps — ou l’hypothèse du manque de temps pour expliquer cette omission de l’histoire de l’art
« À mon avis, l’art et la technologie fonctionnent rarement, et c’est à cause du temps, de l’élément de surprise, lorsque le minutage devient la chose la plus importante.
(1) »
Le facteur temps explique peut-être cette lacune de l’histoire de l’art. Dans l’introduction de son livre fascinant,
Chronophobia: On Time in the Art of the 1960s, Pamela M. Lee déclare :
« L’art des années soixante, (...) a engendré une compréhension de ce temps que j’appelle chronophobique, un néologisme qui exprime une peur vive du temporel. Touchant tous les mouvements, médiums et styles, la pulsion chronophobique désigne un combat pressant contre le temps, la volonté à la fois des artistes et des critiques d’en maîtriser le passage, d’arrêter son accélération ou de donner forme à ses conditions changeantes.
(2) »
Dans
9 Evenings, le rapport au temps est indéniablement problématique, non seulement d’un point de vue philosophique, mais aussi d’une perspective purement mécanique.
Prévu à l’origine pour un festival d’art et de technologie à Stockholm sous le parrainage de Pontus Hulten, l’événement est annulé quand de nombreuses difficultés financières s’opposent à sa tenue en Suède. Klüver et Rauschenberg décident alors de déplacer le projet à New York. Cette décision précipitée signifie que les artistes et les ingénieurs, provenant des Bell Telephone Laboratories
(3), ont très peu de temps pour apprendre à se connaître et à organiser cet événement d’envergure. Après
9 Evenings, un sondage effectué par Klüver auprès des artistes et des ingénieurs révèle que la majorité des répondants citent le « manque de temps » comme l’obstacle majeur pour découvrir des solutions appropriées à certains problèmes artistiques et technologiques. Le groupe entier vit ce manque de temps comme un véritable traumatisme.
Par exemple, l’ingénieur Fred Waldhauer déclara : « La possibilité d'un échec obtenu à cause du manque de préparation (c.à.d. du manque de temps) fut gravée à jamais dans mon cerveau.
(4) »
Après 10 mois de préparation, dont plusieurs semaines passées dans le gymnase d’une école du New Jersey, l’équipe de 30 ingénieurs et de 10 artistes n’a qu’une semaine à l’Armory pour répéter les dix performances qui seront présentées deux fois en neuf jours. Les techniciens de théâtre expérimentés (certains provenant de productions de Broadway) embauchés pour contrôler le son et l’éclairage sont abasourdis par la confusion et le chaos qui règnent à l’Armory et stupéfaits par le manque de préparation et d’organisation de ce spectacle colossal. Sommeil et bons repas sont sacrifiés durant les répétitions et les représentations à l’Armory, car il y a toujours quelque chose à réparer ou à préparer pour le prochain groupe de représentations.
Paradoxalement, le « manque de temps » précédant la première du 13 octobre se transforme en « excès de temps » après le début de l’événement. En fait, beaucoup de temps est consacré aux préparatifs de dernière minute avant et entre les performances, ce qui provoque de longs délais dans le déroulement des spectacles. Il va de soi que ces intervalles imprévus suscitent irritation et impatience chez le public et les critiques d’art. Résultat : plusieurs jugent le programme « trop long et ennuyeux ».
Pour revenir à l’aspect philosophique de la « chronophobie »,
9 Evenings n’est qu’un instant éphémère inscrit dans le flot du temps. En effet, chaque artiste ne présente sa performance que deux fois en deux semaines. Comme le dit Klüver, « Fallait y être. »
Nous voici donc ramenés aux propos de Lee quand elle décrit le combat contre l’accélération du temps et notre volonté de le suspendre. Comment prendre du recul et le temps d’évaluer convenablement une œuvre d’art lorsqu'on est plongé dans un tumulte qui ne dure que quelques instants? Il y avait effectivement déplacement du paradigme, des œuvres d’art en tant qu’objets possédant jusque-là une certaine
aura d’éternité, aux performances éphémères des années 1960 et 1970.
Toutefois, je ne me rallie pas entièrement aux commentaires de Lee sur EAT et A&T lorsqu'elle affirme : « (...) qu’aborder le rapport entre l’art et la technologie uniquement comme la rencontre entre l’artiste et un “ truc ” technique, qu’il s’agisse d’un médium ou d’un outil, ou du désir de représenter la technologie, c’est concevoir la technologie comme une simple affaire d’objets (...)
(5) », car les projets d’art et technologie des années 1960 sont davantage qu’un « truc technique ». S’il est vrai que les activités de EAT et du programme d’A&T exigent beaucoup d’équipement, je ne pense pas que les artistes considèrent la technologie « comme une simple affaire d’objets. » La technologie est un outil comme un autre dans la démarche (visible ou non) qui permet aux artistes de faire avancer leurs expériences, axées ou non sur les résultats. C’est particulièrement vrai lorsqu’on sait que plusieurs artistes conceptuels et minimalistes, comme Richard Serra, Tony Smith et James Turrell, font partie du programme d’A&T à Los Angeles et que Vito Acconci et Hans Haacke solliciteront plus tard les services de EAT, sans oublier que, bien avant
9 Evenings, John Cage, Yvonne Rainer et Robert Rauschenberg
(6) avaient expérimenté la technologie à l’occasion de leurs œuvres-performances.
Dans l’introduction de
Chronophobia, Lee établit un parallèle entre les activités de EAT sur la côte est et celle d’A&T sur la côte ouest. C’est plutôt intrigant, car l’auteure déclare que le LACMA n’a pas beaucoup appris des erreurs de EAT. En fait, c’était impossible, puisqu'elles survenaient en même temps et que chaque organisation avait adopté une position complètement différente, même si toutes deux collaboraient avec l’industrie. Encore que les partenariats étaient fondés sur une base et un parti pris totalement distinct. Dans le cas de EAT, l’industrie est, pour ainsi dire, entrée dans l’atelier de l’artiste par le financement, l’équipement et la main-d’œuvre, alors que, dans le cas du programme d’A&T, l’artiste effectuait une résidence sur le terrain de l’industrie, choisie par Tuchman, par l’artiste ou les deux — des dynamiques distinctes pour des projets et des philosophies distincts.